L'Hommauto. L'automobile!! Cette bête assoiffée, fusionnée à l'homme

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Par Bernard Charbonneau
Avec la complicité de Jean-Sébastien Marsan, journaliste indépendant


Voici quelques extraits d’un bouquin fort intéressant : «L’Hommauto» du militant écologiste avant l’heure Bernard Charbonneau, écrit en France en 1967 (réédité en 2003 par les Éditions Denoël, Paris). Un bouquin visionnaire.

«L’homme occidental tend à faire corps avec sa bagnole; sans roues il n’est plus qu’un misérable homme-tronc: un piéton. Ou plutôt, impatiente  au bord du trottoir, la bagnole attend sont homme; car il faut bien que  lui aussi regagne son garage, c’est-à-dire sa maison. L’hommauto forme  un tout avec sa coquille à moteur. Il va, l’auto l’avale, la portière  claque et il démarre. Il vient et, après un dernier rot, la bagnole  accouche de la personne humaine; mais elle la récupère bientôt. Contact,  l’auto ronronne; il fallait l’homme pour lui donner la vie. Il la  conduit, mais désormais c’est l’engin qui l’entraîne. Quand l’invincible  mécanique fonce en jetant sa clameur, qui se douterait qu’elle renferme un délicat mammifère que le moindre choc suffit à meurtrir? Il faut  qu’un accident vienne la broyer pour qu’un filet de sang filtrant à  travers les tôles nous fasse découvrir qu’elle dissimulait un corps, et  peut-être une âme.» (p. 14-15.)

 «Aujourd’hui, le piéton disparaît, avalé par l’automobile. Il a perdu la partie dans les villes, traqué sur la chaussée jusque entre les clous  par les bagnoles qui n’attendent que le feu vert pour lui bondir dessus. Et il est chassé du trottoir où ces dames s’installent. Il n’a plus voix  au chapitre, leur tonitruant bavardage lui cloue le bec. Il ne peut ouvrir la bouche de crainte d’être asphyxié par leurs pets. Quant à la route, il ne sait plus s’il doit tenir sa gauche ou sa droite. Piéton, prenez garde à droite, la voiture menace vos arrières! Prenez garde à gauche, la bagnole vous charge de front! Les Pont et Chaussées ne lui laissent même plus la place d’un sentier, il ne lui reste qu’à s’enterrer dans le fossé; et c’est bien pire dans les bourgs, où la crue de l’asphalte lui colle le dos au mur devant le peloton des bagnoles. Où est le temps où, sac au dos, tenant le guidon d’une main, Adam et Ève prenaient la route? Le piéton ne suit plus une route, il longe une voie ferrée, à chaque instant giflé par des express. Le piéton est une survivance, un obstacle qui pousse parfois l’impudence jusqu’à se faire écraser. […] Le piéton est forcément insolite; déchaussé de ses pneus, dévêtu de ses tôles, l’homme sans auto est en quelque sorte à poil, aussi obscène qu’un limaçon sorti de sa coquille. Il est normal que la police l’inculpe d’attentat à la pudeur automobile.» (p. 32-33.)  

«Le grand prétexte de la bagnole c’est la liberté: le voyage. Mais c’est la machine qui impose l’itinéraire. L’auto ne peut couper à travers les champs, elle a besoin de routes, et pas n’importe lesquelles; elle exige de l’asphalte, et le plus doux, le plus large et le plus droit sera le meilleur.» (p. 75.)

 «Tout homme travaille aujourd’hui pour gagner et nourir son auto; c’est probablement pour cela que la semaine de cinquante heures a remplacé depuis la guerre celle de quarante. Et comme la bagnole doit se dégourdir les muscles pour éveiller son appétit, elle a besoin de concentrer au maximum le travail, dans une journée aussi bien que dans une semaine continue. C’est ainsi, quand son homme est au bout du rouleau, qu’elle lui procure l’indispensable repos du week-end ou de six heures.» (p. 80-81.)

 «La journée finie, le travailleur n’a plus qu’à s’affaler sur la banquette, et au volant. Car c’est en machine que nous allons servir les machines. Le transport s’ajoute au travail, grâce à l’auto nous avons vaincu la distance, et nous nous baladons chaque jour un peu plus loin pour rejoindre notre établi ou notre bureau. Chaque jour nous avons les plaisirs du week-end en regagnant notre dortoir campagnard; le travail est fini, mais les machines ronflent d’autant plus; et plus la production des autos augmente, plus ce plaisir dure. En autobus ou en bagnole, nous sommes maintenant des millions de touristes à jouer au bouchon. D’année en année, la durée des transports augmente; ils sont si nombreux et si perfectionnés! Peut-être qu’un jour l’auto nous sauvera du travail en nous empêchant d’y arriver.» (p. 81.)

 «Aujourd’hui la bagnole est moins le jouet du dimanche qu’un outil quotidien. Moyen d’évasion? Allons donc! D’intégration dans la prison sociale. Tout est prévu pour nous contraindre à nous en servir. Dans une telle société, sans permis de conduire, l’homme n’est plus qu’un mort-vivant; privé de moteur et de roues, le travailleur n’est qu’un paralytique; s’obstinerait-il à marcher qu’il ne trouverait plus de trottoirs. Comment atteindre à pied l’épicerie d’en face? Et la nationale ne se traverse pas à la nage.» (p. 81- 82.)

 «La bagnole ne tue pas, c’est un accident, un événement aberrant qui ne se reproduira jamais, et qui ne peut arriver qu’aux autres. Et la bagnole ne tue pas, parce qu’elle tue quotidiennement; il suffit qu’un fait devienne quotidien pour qu’il disparaisse de la conscience. Le premier mort en auto a provoqué quelque remous, mais le millionnième? Pourtant General Motors aurait pu lui offrir une couronne mortuaire pour marquer ce record. Aujourd’hui mourir en auto c’est en quelque sorte mourir dans son lit; aussi, tandis que le moindre cadavre de la S.N.C.F. a droit aux gros titres, le mort automobile se perd en deux lignes dans la chronique locale: on ne peut s’amuser à consacrer un titre à chaque tué quand la guerre est déclarée.» (p. 114.)

 «Laissée à elle-même, la bagnole finit par se détruire. Le temps que sa rapidité nous donne, elle nous le prend aussitôt pour nous expédier ailleurs. Comme le téléphone ou l’avion, pour une corvée qu’elle nous supprime, elle nous en invente mille. Elle nous mène à la campagne, mais bientôt, l’auto aidant, nous ne trouverons plu à cent kilomètres de voiture la baignade ou la verdure qui nous attendaient à cinq minutes de marche. La bagnole, c’est la liberté de mouvement, individuelle ou familiale; mais quand cent mille libertés motorisées se ruent au même endroit, c’est le bouchon. La démocratie occidentale prétend cumuler la liberté et la fabrication en série d’une masse toujours accrue d’hommes et de bagnoles: elle devra choisir.» (p. 123-124.)


Cet ouvrage est disponible à La Grande Bibliothèque du Québec, à Montréal. 

 


Par Bernard Charbonneau
Avec la complicité de Jean-Sébastien Marsan, journaliste indépendant

 

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