Porcheries! La porciculture intempestive au Québec – Introduction

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Collectif sous la direction de Denise Proulx et Lucie Sauvé

« Porcheries! La porciculture intempestive au Québec » dénonce avec force les impacts sanitaires, environnementaux, sociaux, politiques et économiques de la porciculture.

Les auteures ont accepté de communiquer aux lecteurs de GaïaPresse l’introduction de leur ouvrage.



Le « régime québécois » en matière d’agriculture impose un « moule » à la production porcine : celui de l’élevage industriel, des usines à viande destinée en grande partie à l’exportation et dont les flots de lisier engorgent nos campagnes. Il marginalise toute autre façon de faire et bâillonne les revendications citoyennes pour une agriculture responsable.

Ce régime correspond à l’ensemble des lois, règlements et programmes qui consacrent et encadrent le « droit de produire » en territoire agricole. Un droit certes légitime au départ, qui vise à assurer aux agriculteurs la primauté de l’exercice de leur métier dans leur milieu. Il est aujourd’hui malheureusement récupéré à des fins économiques qui n’ont plus rien d’« agricoles », et il s’exerce dans un contexte national et international soumis aux dictats de la mondialisation. Ici, le droit de produire n’offre que l’apparence d’une certaine liberté : il est contraint par un jeu de pouvoirs dont bien peu d’agriculteurs et de citoyens sortent gagnants.

Lancé en septembre 2001, le film Bacon de Hugo Latulippe a largement contribué à éveiller l’attention du public à l’ampleur du problème de la production porcine industrielle au Québec et à mettre en évidence ses dérives politiques et économiques. Ce documentaire, axé sur les études de cas des villages de Saint-Germain de Kamouraska et de Sainte-Croix-de-Lotbinière, a montré la pertinence et le courage des luttes citoyennes contre un mode de développement rural insoutenable, qui porte atteinte à l’intégrité du milieu de vie et à la santé des populations. Le livre Bacon – Scénario et Carnets de résistance présente et commente la trame du film, démasquant à travers les dialogues et les silences, l’incompétence, la langue de bois et les conflits d’intérêt des promoteurs de l’industrie porcine et de leurs complices au sein de l’appareil politique québécois. Dans son Épilogue doux-amer, l’auteur constate le douloureux échec des citoyens de Kamouraska et de Lotbinière qui s’étaient opposés à l’implantation de porcheries. Mais il projette un certain espoir dans le moratoire sur le développement de l’industrie porcine et la consultation publique imposé en 2002 par le gouvernement du Québec, sous la pression d’un nombre grandissant de groupes d’opposants, dont plusieurs avaient rejoint alors la Coalition citoyenne santé et environnement.

Or, quelques années après le dépôt du rapport du Bureau des audiences publiques sur l’environnement (BAPE), au terme de la vaste consultation itinérante sur le « développement durable de la production porcine » au Québec, qui a entendu plus de 9 000 témoignages et reçu près de 400 mémoires, qu’en est-il de la situation porcine dans nos régions ? Que s’est-il passé au lendemain de la levée totale du moratoire en décembre 2005 (levée que les commissaires du BAPE recommandaient de retarder)? Au bilan, la plupart des recommandations du rapport n’ont pas été suivies ou ont été interprétées en faveur de l’industrie porcine. Pire, la « crise » du porc s’est amplifiée.

Le scénario de Bacon n’a cessé de se répéter : Richelieu, Saint-Cyprien-de-Napierville, Sainte-Angèle-de-Monnoir, Saint-Jean-sur-Richelieu, Roxton Falls, Elgin, la vallée de la rivière Châteauguay, Sainte-Aurélie-de-Beauce, Saint-Honoré-de-Chicoutimi, Mont-Brun en Abitibi, etc. En août 2003, 91 conflits sociaux locaux et régionaux liés à l’industrie porcine étaient dénombrés. D’autres se sont ajoutés, puisque la levée du moratoire a réactivé des projets restés en attente d’approbation. Les tensions sociales se sont avivées dans les régions du Québec affectées par l’implantation de porcheries.

Par ailleurs, l’économie du porc est en déroute. D’un côté, des pertes énormes résultent de l’épidémie du circovirus responsable de la mort de centaines de milliers de porcelets. De l’autre, la hausse du dollar canadien limite les avantages concurrentiels des exportateurs sur les marchés internationaux, et cela, dans un contexte de compétition accrue en raison de la forte industrialisation de la production aux États-Unis et des faibles coûts de production dans des pays en émergence comme le Brésil et la Roumanie.

La crise de l’industrie porcine se manifeste désormais à tous les niveaux de la chaîne de production, des cultures de maïs dont les prix sont en constante fluctuation jusqu’aux abattoirs, ces maillons stratégiques de l’économie du porc.  Serait-ce la conséquence d’une vision à court terme des actionnaires et des gestionnaires, qui n’ont pris en compte ni les externalités environnementales et sociales, ni les contraintes de l’évolution rapide des marchés ? N’est-ce pas également leur absence d’une approche lucide et globale du problème qui a entraîné de nombreux conflits, dont celui qui a envenimé les relations entre les travailleurs et la direction chez Olymel, cette entreprise majeure d’abattage et de transformation du porc au Québec ?

Il est urgent de cibler les problèmes structurels – de nature politico-économique – de la production porcine et de reconnaître l’importance du principe de précaution à l’égard d’un mode d’élevage qui a contribué à contaminer une bonne partie du réseau hydrographique du Québec et qui pose des risques pour la santé humaine. Malheureusement, le gouvernement du Québec, s’est laissé influencer par le puissant lobby de l’Union des producteurs agricoles (UPA) et des businessmen de l’agriculture, et il a acccepté leur diagnostic : outre l’insuffisance du support financier de l’État (pourtant déjà très imposant), les principaux problèmes de l’industrie porcine seraient l’opposition des « citadins » installés en milieu agricole et le spectre des exigences environnementales jugées outrancières. La cible des interventions est donc celle de la « cohabitation sociale harmonieuse » : pour cela, on envisage de mieux informer les « citadins » – eux qui « ne comprennent pas » l’agriculture contemporaine – et d’accroître l’effort de développement technologique – subventionné par l’État – visant à minimiser les impacts de la production porcine. Sans l’entrave de l’opposition citoyenne ainsi maîtrisée, il deviendra enfin possible d’intensifier l’industrie porcine québécoise et de la rendre concurrente sur les marchés mondiaux.

C’est à cette logique que répondent entre autres la Loi 54 (gérée par le ministère des Affaires municipales et des Régions – MAMR) et le Règlement sur les exploitations agricoles (REA) du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (MDDEP), en fonction duquel sont émis les permis d’exploitation des entreprises porcines. La Loi 54 impose aux municipalités de recevoir sur leur territoire tout projet d’établissement porcin ayant reçu un certificat d’autorisation du MDDEP à la suite d’une évaluation environnementale limitée, essentiellement basée sur un calcul approximatif du déversement de phosphore dans les cours d’eau et de la capacité de charge de ces derniers. Les municipalités perdent ainsi leur droit de décision relatif à l’occupation du territoire et au mode de développement local et régional. Leur seul recours a trait à l’ajustement de quelques mesures de mitigation des impacts. Les citoyens sont conviés à une séance de « consultation publique », expression vidée de sens dans la « langue de bois », qui n’a d’autre fin que d’informer les résidants de l’implantation imminente d’une porcherie dont le projet est déjà autorisé, et de les inviter à discuter de certaines modalités d’atténuation des inconvénients.

Il n’est pas étonnant qu’une telle atteinte à la démocratie et à la gouvernance municipale, un tel mépris du citoyen, un tel traitement environnemental à courte vue, une telle collusion des instances gouvernementales avec le lobby du porc aient exacerbé les tensions au sein des collectivités, avivé l’inquiétude et soulevé l’indignation et la colère d’un nombre grandissant de citoyens et de groupes de la société civile : l’Union des consommateurs du Québec, l’Union des municipalités du Québec, l’Association des municipalités du Québec, l’Association médicale du Canada, l’Union des citoyens du Québec, Nature-Québec, Greenpeace-Québec, le Regroupement national des Conseils régionaux de l’environnement, la Coalition citoyenne santé et environnement, l’Association québécoise de lutte contre les pluies acides, Eau Secours !, Fondation Rivières, La FAPEL, Les Ami-Es de la Terre de l’Estrie, Les Ami-Es de la Terre de Québec, Le Sierra Club-Québec, l’Union paysanne, la Coalition rurale du Haut-Saint-Laurent, l’Alliance Commun’Eau’Terre, la Communauté Mohawks de Kahnawake, le Front Vert Montréal, le Comité richelois pour une meilleure qualité de vie, l’Association pour la sauvegarde de la Rivière Saint-François, le projet RESCOUSSE de Laprairie, le Comité de citoyens STOPPP de Pintendre/Lévis, RESPIRES de Sainte-Croix de Lotbinière, l’Autre monde rural de Sorel, et des dizaines d’autres dans chacune des régions du Québec se sont mobilisés contre l’industrie porcine. Ils réclament que soient résolus les problèmes environnementaux et socio-sanitaires causés par les établissements en place et que cesse le développement de cette filière. Les sommes faramineuses – et sans cesse croissantes – injectées (à perte, à même les fonds publics) pour soutenir celle-ci devront plutôt être investies dans l’opérationalisation d’un virage agricole vers des pratiques écologiques et dans des projets de diversification des économies régionales en vue d’un développement rural intégré.

Malgré l’importance de cette pression citoyenne, le cas des porcheries industrielles demeure encore et toujours une question vive, attisée par le déni et la fuite en avant de l’État, à l’écoute des « barons du porc », principalement les intégrateurs et les grandes coopératives, soutenus par l’UPA. Depuis 20 ans, ces derniers ont détourné à leur avantage l’appui des gouvernements aux fermes porcines familiales et ont obtenu qu’en dehors de leur propre visée de développement économique, toutes autres considérations environnementales, sociales, culturelles et de santé publique passent au second plan. Ils tolèrent mal que les citoyens soient en désaccord avec les règles du jeu qu’ils ont définies et que la pression publique gruge, lentement mais sûrement, l’appui politique qui supporte leur projet économique.

Au premier plan, ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui sont atteints par cette situation. Ils se retrouvent aliénés à un système de production qui les enfonce dans l’endettement et qui cause la détresse psychologique chez plus de 60% d’entre eux. En souffrent également les résidants des régions affectées dont la qualité de vie s’est dégradée et dont la richesse individuelle (valeur immobilière) et collective (détérioration de l’économie communautaire, du patrimoine et du potentiel biorégional) subit le contrecoup de l’invasion porcine. Que dire enfin du détournement de fonds publics imposé à l’ensemble des contribuables québécois dont les taxes servent à promouvoir un développement industriel insoutenable qui n’enrichit que quelques maillons de la chaîne de production, dont les intégrateurs, les transformateurs et les exportateurs? C’est ainsi toute la société québécoise qui subit à son insu la détérioration constante des écosystèmes agricoles et aquatiques ; elle devient complice d’un mode d’élevage qui traite les animaux comme une simple marchandise, qui banalise les risques sanitaires réels en adoptant des normes d’innocuité « tolérables » de la nourriture ainsi produite et qui entrave le projet collectif d’une souveraineté alimentaire.

Face à une telle situation, nous estimons que le problème des porcheries industrielles nécessite un traitement d’urgence. Le support sans cesse accru de l’État à l’élevage industriel du porc a mis le couvercle sur une pression qui tôt ou tard fera sauter la marmite. L’industrie porcine est la « métaphore » parfaite (selon l’expression de Hugo Latulippe) ou encore une véritable caricature du dysfonctionnement de l’agriculture intensive contemporaine, celle d’ici comme celle d’ailleurs, dans le contexte d’une économie néolibérale. Il s’agit donc non seulement d’une question vive, mais aussi d’une question motrice : se pencher sur les tensions sociales qu’engendre le développement de ce type d’activité permet d’enclencher une réflexion plus globale sur le rapport à la terre, à la vie, aux animaux, et de contribuer à la réflexion sur la démocratie, sur l’équité sociale et sur l’économie solidaire, en lien avec les questions agricoles et la reconstruction de nos communautés rurales.

Pour faire le point sur la situation actuelle et dans le but de contribuer à nourrir le débat sur la question, cet ouvrage offre en première partie un panorama global de la production porcine industrielle à travers une série de portraits abordant les aspects politiques, économiques, agronomiques, environnementaux, de santé publique, sociaux et culturels de la problématique. Les aspects centraux de cet exposé sont confirmés en deuxième partie par les regards croisés de trois acteurs qui ont vécu de très près la « crise porcine » : un maire, un médecin du secteur de la santé publique et un agriculteur. La troisième partie de cet ouvrage offre de saisissants témoignages des luttes citoyennes dans différentes localités et régions du Québec et montre comment ces dernières sont devenues, malgré l’adversité des pouvoirs en place et les échecs à court et moyen termes, de véritables laboratoires de démocratie participative et d’apprentissage collectif. A travers leurs démarches de résistance, plusieurs groupes de citoyens définissent un nouveau rapport à la nature, à l’agriculture, au développement régional et au pouvoir politique. En quatrième partie, quatre auteurs montrent que les solutions envisagées jusqu’ici par le gouvernement pour résoudre une crise dont on n’a pas compris (ou pas voulu comprendre) le caractère structurel, résultent de graves méprises et entraînent des dérives. La dimension éthique du recours à la technologie du vivant dans la production porcine fait ici l’objet d’un chapitre spécifique, qui ouvre sur la question centrale de notre rapport à la vie. Enfin, en cinquième partie, sont esquissées des solutions en profondeur et à long terme, qui visent des changements majeurs tant en ce qui a trait au mode de production porcine (l’élevage sur litière) qu’à la transformation des valeurs à la base de nos relations à la terre et aux autres. Le dernier chapitre met en évidence l’importance de l’engagement collectif comme creuset de développement social. Enfin, Hugo Latulippe termine l’ouvrage en offrant à travers ses propos une caisse de résonance à la voix de trop d’acteurs non entendus ou réprimés : l’industrie porcine menace l’avenir de notre pays, de notre patrimoine et notre identité profonde. Parce qu’on « aime ce pays et ses habitants, d’amour », de toute urgence, il faut changer de cap.

Cet ouvrage est rédigé au moment où se termine le conflit de travail à l’abattoir d’Olymel à Vallée-Jonction. Après plusieurs semaines de chassé-croisé, de forte mobilisation syndicale, de menaces de fermeture d’usine par l’entreprise, les employés sont retournés au travail désenchantés, contraints d’accepter une baisse de salaire. Il est illusoire de croire qu’une telle blessure, qu’une telle déchirure au sein de la communauté affectée, imposée par une vision productiviste de l’agriculture, puisse engendrer l’harmonie sociale en milieu rural. On ne fait que reporter à plus tard l’éclatement d’une tension non résolue.

Ce livre est également produit pendant que se tiennent les travaux de la Commission itinérante sur l’avenir de l’agriculture et l’agroalimentaire québécois. Dans un tel contexte, nous souhaitons participer à l’échange d’informations, à la réflexion, à la recherche de solutions. Cet ouvrage vise à contribuer à l’effort collectif de reconstruction de notre rapport à la terre, à l’alimentation, à la vie. La cohabitation écologique et sociale dans nos campagnes est nécessaire pour « habiter le pays », pleinement, en toute solidarité. Et cette question n’est certes pas étrangère à la construction sans cesse renouvelée d’une identité collective qui trouve et reprend racine dans nos terroirs.

 

 


 


Par Denise Proulx

 

et Lucie Sauvé

 

Journaliste spécialisée en environnement, en agriculture et en développement social, Denise Proulx est également chercheuse associée à la Chaire de recherche du Canada en éducation  relative à l’environnement de l’UQÀM.
Titulaire de cette même chaire de recherche, Lucie Sauvé est spécialisée dans l’éducation relative à la santé environnementale.

Roméo Bouchard, Johanne Dion, Jacques Dufresne, Benoît Gingras, Maxime Laplante et Louise Vandelac se sont notamment joints à la rédaction de cet ouvrage. 

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