Accaparement des terres, insécurité alimentaire et problèmes de droits humains en Afrique

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Par Lynda Hubert Ta pour la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement de l’Université Laval

Le phénomène de l’accaparement des terres, qui renvoie à la vente, la location ou la cession de terres arables à grande échelle, n’est pas nouveau. Pourtant, il a atteint une ampleur inégalée depuis une dizaine d’années, particulièrement en Afrique. Selon la Banque mondiale, rien que pour l’année 2008-2009, 56,6 millions d’hectares de terres réparties sur 81 pays auraient fait l’objet d’une négociation ou d’une transaction foncière à grande échelle et les deux tiers (soit 39,7 millions d’hectares) se situaient en Afrique sub-saharienne, qui se retrouve au premier rang des régions affectées[1].

Cette situation pose un sérieux problème de sécurité alimentaire pour les populations autochtones et locales, fortement dépendantes des terres et de leurs ressources, et soulève des questions en matière de respect des droits humains. Mme Cécile Ott Duclaux-Monteil, docteure en droit[2], s’est penchée sur ces questions, dans une conférence intitulée « L’accaparement des terres et la sécurité alimentaire en Afrique » et organisée par la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement, le 5 avril 2017 à l’Université Laval.

L’encadrement juridique de l’accaparement des terres, entre insécurité, précarité et manque de clarté

Selon la conférencière, l’accaparement des terres en Afrique est favorisé par des cadres normatifs nationaux caractérisés par une forte insécurité foncière, une précarité des droits des populations autochtones et locales, ainsi qu’un manque de clarté des mandats institutionnels. Il y a d’abord une faible reconnaissance juridique des droits des populations à la terre, la plupart des régimes de propriété foncière étant basés sur l’immatriculation foncière. Or, les droits coutumiers ne reconnaissent pas la propriété sur la foi d’un titre écrit mais sur la possession ou l’occupation historique des terres, transmises de génération en génération. Ensuite, les vastes réformes institutionnelles et législatives des régimes fonciers, qui sont mises en œuvre dans la plupart des pays africains, peuvent avoir pour effet de museler le droit coutumier, comme la suppression des tribunaux coutumiers de l’organisation juridique du Gabon[3] et du Congo-Brazzaville. Au Cameroun et en République démocratique du Congo (RDC)[4], l’organisation de la justice est encore marquée par un pluralisme judicaire à titre transitoire. Les nouveaux textes adoptés dans le cadre de ces réformes peuvent aussi se superposer aux anciens, qui continuent de s’appliquer. Il en résulte un cadre juridique foisonnant, confus, qui contribue au chevauchement des droits et usages fonciers sur les mêmes terres, souvent au détriment des droits traditionnels.

Les instruments juridiques nationaux favorables aux droits des populations autochtones et locales existent. Plusieurs lois constitutionnelles africaines reconnaissent ces droits. Par ailleurs, en RDC, un projet de loi visant à les protéger est à l’étude depuis 2014[5] tandis qu’au Congo-Brazzaville une telle loi existe depuis 2011[6] et est en attente du décret d’application. Toutefois, selon la conférencière, ces avancées sont insuffisantes car les législations, nouvelles comme anciennes, continuent de véhiculer une conception occidentale de la propriété foncière en réaffirmant la propriété de l’État sur les terres non immatriculées. Les lois constitutionnelles ne précisent pas la portée du droit d’accès à la terre reconnu aux populations autochtones et locales. De plus, en l’absence de politiques nationales d’affectation et d’aménagement des terres bien définis, le problème de l’accaparement des terres et des abus de droits qu’il entraîne demeure entier.

Les principaux acteurs de l’accaparement des terres

La conférencière a évoqué plusieurs catégories d’acteurs impliqués dans l’accaparement des terres en Afrique, qui ont une influence sur la sécurité alimentaire des communautés autochtones et locales. Il y a les entreprises intervenant dans divers domaines (mines, forêts, agroalimentaire, etc.), mais aussi les élites nationales et locales (hauts fonctionnaires, entrepreneurs, employés des grandes entreprises publiques ou privées) qui sont de plus en plus nombreux à s’approprier des terres rurales pour accroître leurs revenus, diversifier leurs investissements, enrichir leur patrimoine ou assurer leur retraite. Les États sont également des acteurs de premier plan : ils voient dans ces investissements fonciers une opportunité de développement économique (création d’emplois, recettes publiques, transfert de technologie, débouchés commerciaux, etc.). Cependant, la conférencière estime que le manque de transparence et la faible prise en compte des droits des populations caractérisant la négociation des contrats ne favorisent pas les retombées socioéconomiques. Selon elle, lors des négociations, les représentants de l’État n’insistent pas suffisamment sur le respect des droits des populations autochtones et locales pour que les entreprises s’en préoccupent. Les États peuvent aussi accaparer des terres pour leur politique de conservation, par exemple par la création d’aires protégées.

Face à cela, la conférencière a souligné la reconnaissance croissante de certains droits en matière d’expropriation et de relocalisation des populations autochtones et locales, comme le droit à la consultation, au consentement libre, préalable et éclairé ou à une compensation juste. Leur revendication a fait l’objet de plusieurs jurisprudences, dont l’affaire Peuples autochtones pygmées du Parc Kahuzi-Biega c. RDC, portée devant les tribunaux congolais depuis 2008 et sur le point d’être portée devant la Cour suprême, dans laquelle les populations dénoncent leur expulsion sans consultation lors de l’extension du parc. Dans l’affaire Peuple Ogoni c. Nigeria[7], la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a reconnu la responsabilité de la société pétrolière Shell dans la contamination de l’eau du peuple Ogoni et la violation par le gouvernement nigérien, impliqué dans cette exploitation, de plusieurs droits enchâssés dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, dont les droits à la santé (article 16) et à un environnement satisfaisant (article 24). Elle l’a exhorté à adopter des mesures de réparation, y compris en compensant et en réinstallant les populations affectées. Dans Bakweri Land Claims Committee c. Cameroun[8], les populations revendiquaient la reconnaissance de leurs droits de propriété traditionnels sur des terres que le gouvernement camerounais avait octroyées à des investisseurs privés à la suite de la privatisation de la Cameroon Development Corporation (CDC). La Commission a cependant jugé la plainte irrecevable à défaut, pour les plaignants, d’avoir épuisé toutes les voies de recours internes, comme l’exige l’article 56.5 de la Charte africaine. Enfin, dans Endorois Welfare Council c. Kenya[9], la Commission a constaté le non-respect de plusieurs articles de la Charte par l’État kényan, dont l’article 14 sur le droit de propriété des Endorois, expulsés de leurs terres ancestrales et privés d’accès à certaines ressources en raison de la création et du reclassement de réserves fauniques en 1973 et 1978. La Commission a recommandé la reconnaissance de ces droits, la restitution des terres et le versement d’une compensation adéquate pour les pertes subies.

La conférencière a également souligné l’importance du rôle de la société civile en tant qu’acteur de la défense des droits des populations. La société civile forme et informe les populations sur leurs droits, identifie et dénonce les acteurs qui ne respectent pas ces droits. En 2009 à Madagascar, la diaspora et quelques ONG ont informé le peuple malgache, non consulté par le gouvernement, sur un projet de vente massive de terres à l’entreprise coréenne Daewo. Les mouvements d’opposition qui ont suivi, menés par des ONG comme le Collectif pour la défense des terres malgaches, ont conduit à la destitution du président Marc Ravalomanana. La société civile est également très impliquée dans les recours pour faire respecter les droits des populations. En 2013 au Cameroun, deux ONG camerounaises ont saisi le Point focal national des États-Unis pour les Principes directeurs de l’OCDE relatifs aux entreprises multinationales afin de dénoncer les irrégularités et les injustices liées à la concession de terres à la société Sithe Global Sustainable Oils Limited (SGSOC), filiale de l’américaine Herakles Farms.

La nécessité d’adopter une approche collaborative

Pour la conférencière, la lutte contre l’accaparement des terres en Afrique nécessite de mettre en œuvre certaines « solidarités » à plusieurs niveaux, notamment en faisant appel aux nombreuses structures déjà existantes au sein des pays et du continent. Certaines initiatives de l’Union africaine, concernant la mise en place d’un cadre pour l’élaboration des politiques foncières, s’appuyant sur les textes internationaux des droits de l’homme, de principes directeurs relatifs aux investissements fonciers à grande échelle et d’un code panafricain d’investissement, méritent d’être soulignées. À leur niveau, les États devraient élaborer ou réformer leurs politiques foncières et négocier les contrats de façon participative. Quant à la société civile, elle devrait continuer à améliorer l’accès public aux plateformes de formation et d’information (dont juridique) et renforcer les échanges entre ses membres dans une perspective de collaboration et de partage d’expérience Sud/Sud et Nord/Sud, en vue d’un renforcement mutuel des capacités et moyens d’action et de l’établissement de réseaux plus aptes à susciter des changements.

En définitive, Mme Cécile Ott Duclaux-Monteil s’est déclarée optimiste face au phénomène de l’accaparement des terres en Afrique car, selon elle, les initiatives de la société civile africaine pour stimuler la volonté politique en faveur des droits des populations autochtones et locales sont porteuses d’espoir.


[1] Banque mondiale, Rising Global Interest in Farmland. Can It Yield Sustainable and Equitable Benefits?, septembre 2010, à la p. 51.

[2] Cécile Ott Duclaux-Monteil est chargée de cours à l’Université Senghor, Campus du Burkina-Faso et coordonnatrice de recherche au Centre d’études juridiques africaines de Genève (CEJA).

[3] Au Gabon, la loi n° 22 du 20 août 1992 portant organisation du pouvoir judiciaire en République du Gabon nie toute valeur au droit traditionnel et à la justice traditionnelle. Les juges, selon la règle constitutionnelle, résolvent les conflits nés de l’application des lois et règlements. Lire aussi, Cécile Ott Duclaux-Monteil, Exploitation forestière et droits des populations en Afrique Centrale, Paris, L’Harmattan, 2013, aux pp.340-342.

[4] Selon l’article 163 de l’ordonnance n°82-020 du 31 mars 1982 portant code de l’organisation de la compétence judiciaire en RDC : « Les tribunaux de police et les juridictions coutumières sont maintenues jusqu’à l’installation de tribunaux de paix » (Cécile Ott Duclaux-Monteil, Op.cit., à la p.342).

[5] Proposition de loi portant promotion et protection des droits des peuples autochtones Pygmées en RDC, soumise à l’assemblée nationale depuis juillet 2014.

[6] Loi n° 5-2011 du 25 février 2011 portant promotion et protection des droits des populations autochtones en république du Congo.

[7] Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Décision 155/96, Social and Economic Rights Action Center (SERAC) et Center for Economic and Social Rights (CESR) c. Nigéria, 30e session ordinaire, Banjul (Gambie), 13-27 octobre 2001.

[8] Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Décision 260/02, Bakweri Land Claims Committee c. Cameroon, 36e session ordinaire, Dakar, 23 novembre-7 décembre 2004.

[9] Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Décision 276/03, Centre for Minority Rights Development (Kenya) et Minority Rights Group (au nom de Endorois Welfare Council) c. Kenya, 4 février 2010.


Lynda Hubert Ta est doctorante à la Faculté de droit de l’Université Laval  et étudiante-chercheure à la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement. Dans ses recherches doctorales, elle s’intéresse spécifiquement à la protection juridique de la biodiversité en contexte de développement minier. Elle est titulaire d’une maîtrise en droit de l’environnement de l’Université Laval. Elle détient également une maîtrise en économie et un D.E.A. en population et développement de l’Université catholique de Madagascar.


Cette analyse est rendue possible grâce à une collaboration entre GaïaPresse
et la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement de l’Université Laval,
dans l’esprit d’améliorer la compréhension des enjeux environnementaux avec rigueur et pertinence.

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