Au volant de ma voiture à électrons, je quitte la ville aux cent clochers et me dirige vers Granby. Le béton, les tours en verres laissent peu à peu place aux champs encore verts. Même si quelques zones industrielles parsèment les bords des routes, je renoue enfin avec l’air frais des plaines nord-américaines. Aussitôt la nature retrouvée que Granby commence à exposer ses richesses. Sur plusieurs kilomètres, je traverse des étendues de zones industrielles et de galeries marchandes, entourées de parkings bétonnés. Puis, je rentre dans la vieille ville, par la rue principale. Les arbres se multiplient, le quartier résidentiel se dessine. Je me gare et me dirige vers le parc Miner où je dois rencontrer Catherine Bernard, coordinatrice des jardins collectifs de Granby, et ses jardiniers du jour. Je veux les rencontrer pour comprendre comment l’agriculture urbaine de base, jardins communautaires ou collectifs, peut avoir une conséquence sur le système agroalimentaire et sur la mobilité durable.
Agriculture urbaine, les Jardins Communautaires et Collectifs, un peu d’Histoire
L’apparition des jardins communautaires dans les temps modernes remonte au début du XXème siècle. Marquée par les deux grandes guerres et par la dépression des années 1930, le jardinage est mis en avant par les gouvernements occidentaux pour compenser les carences en nourriture. Aux États-Unis, de tels jardins apparaissent sous le nom de ‘Liberty Gardens’ et ‘Gardens for Victory’ (B.Massé et M.Beaudry, 2008). Les jardiniers sont rémunérés et la production est destinée entièrement aux banques alimentaires. Pourrait-on imaginer aujourd’hui de tels jardins se développer, assurés par le travail de jeunes citoyens enrôlés dans des programmes de service civique ? C’est une possibilité ! Ces jardins ont accusé un déclin partiel entre 1945 et 1970, une période de relative prospérité en Occident avec l’application de la révolution verte. Toutefois, il a y réapparition de tels jardins sous l’impulsion du mouvement social écologiste (B.Massé et M.Beaudry, 2008). Enfin, au Québec, les jardins collectifs, qui se distinguent de leurs cousins communautaires par le partage équitable de chaque récolte, sont apparus dans les années 1990. On observe depuis, une multiplication des jardins communautaires ou collectifs au sein des collectivités occidentales. Par exemple, toujours d’après l’étude menée par Bruno Massé et Myriam Beaudry en 2008, dans la ville de New-York, 14 000 personnes étaient « impliquées dans les jardins communautaires nombrés entre 700 et 1000 ». On remarque que l’apparition de tels jardins coïncide avec les crises que subissent nos sociétés. Il y a donc une forte probabilité pour que de tels jardins se multiplient à travers nos sociétés et que ce système se pérennise.
Alors, comment fonctionnent-ils ?
Les jardins communautaires ou collectifs diffèrent les uns des autres, en termes de superficies et d’organisation. Ils ont toutefois un but unique : Créer et nourrir une communauté ! J’ai pris connaissance de telles initiatives par le documentaire ‘Demain-Le Film’, réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent dans lequel ils montrent le village de Todmorden en Angleterre. Par l’initiative ‘Incredible Edible’, ce village est devenu lieu de production agricole citoyen. Chaque coin de rues est transformé en jardin productif. Dans leur rapport de juillet 2017 par Dr. Morley et al., on apprend que pour chaque livre sterling investi, £5,51 ont été retournés à la communauté. Un retour sur investissement plus qu’acceptable ! De ce retour, 75 % était imputable à l’augmentation de la demande pour les produits locaux et 9,4 % à l’augmentation du tourisme. J’aime à imaginer de tels résultats à travers les villages québécois. Le Québec compte 1112 municipalités. Granby est l’une d’elles et je compte bien découvrir ce que l’on y fait. Je me dirige vers le centre du parc où se situe le jardin. Des personnes y travaillent la terre. Je me présente à la troupe joyeuse des quatre jardiniers du jour. Je suis ici pour comprendre si ces jardins peuvent pousser à la création de communautés productives et moins dépendantes. Peut-on imaginer un monde où chaque municipalité garantirait son approvisionnement en nourriture ? Où chaque habitant participerait un peu à cultiver les terres pour une production urbaine, locale ? Est-ce que le local est toujours mieux qu’un bien alimentaire importé ?
Quand faut-il mieux manger local ? La question du ‘local vs international’
Deux chercheurs américains se sont posés la question de l’efficacité d’une production locale. Misak Avestisyan, professeur d’économie à Texas Tech University et Thomas W. Hertel, professeur d’économie en agriculture à ‘Purdue University’ étudient l’impact des émissions de gaz à effet de serre suivant une production locale ou internationale. L’étude implique le remplacement de $50 millions de biens alimentaires importés par $50 millions de biens locaux du même secteur. Pour le Canada, il résulte que le rapatriement de l’équivalent de $50 millions de la production de viande provenant des non-ruminants (poule, poisson) entrainerait une diminution de 4 680 mégatonnes de CO2 émis. Pour les produits laitiers, c’est 7 686 mégatonnes en moins de CO2 émis. Cela équivaut à l’activité de près de 50 centrales à charbon d’une capacité de 250 MW sur 10 ans. Impressionnant, n’est-ce pas ?
Toutefois, concernant la viande provenant des ruminants (vaches, chèvres…), l’étude démontre un autre résultat. En effet, si la production de viande provenant de ruminants était totalement transférée localement au Canada, il en suivrait une augmentation de 16 603 mégatonnes d’équivalent CO2 émis. C’est énorme ! Cela équivaut à 16 603 allers-retours Paris-New York City ou 7 fois le tour de monde en avion. Mais, comment expliquer l’augmentation de gaz à effet de serre (GES) émis alors que la production s’est rapprochée ? Le Canada est le partenaire particulier des États-Unis. Étant donné une moindre intensité des émissions de GES pour la production de viande aux USA comparé au Canada, le rapatriement au Canada de la production de viande provenant de ruminants engendrerait,dans la globalité, un effet néfaste d’après cette étude. Mais pourquoi la production de produits provenant de ruminants des États-Unis est moins intense en carbone pour chaque dollar ? La réponse se trouve dans une autre étude menée par Misak Avetisyan et ses collègues en 2011 qui montre que cette disparité est essentiellement due à des différences de productivité (rendement) et du prix du bien (Misak Avetisyan et al., 2011). Comment les américains sont devenus plus productifs que les canadiens ? Ben Henderson relève qu’aux États-Unis, « la productivité des élevages de bœuf a augmenté de 80 % au cours des 50 dernières années, principalement dû au passage des systèmes de pâturage aux parcs d’engraissement et à l’adoption de technologies pharmaceutiques et reproductives ainsi que de programmes de sélection et de croisement » (Ben Henderson, 2011). On peut, par cette étude, certifié qu’en continuant de produire aux États-Unis puis d’importer au Canada, l’empreinte carbone associée à la pièce de viande que l’on achète sera relativement meilleure qu’un steak canadien. Toutefois, si nous parlons d’empreinte écologique, alors ce type de production, qu’elle soit située au Canada ou aux États-Unis, est certainement questionnable. D’ailleurs, comme nous allons le voir dans un autre article, le plus simple est de réduire sa consommation de viande.
Par ces études, ce qui est important de retenir c’est que les partisans des ‘kilomètres alimentaires’ se trompent généralement lorsqu’ils concluent que réduire le transport des produits alimentaires dans le monde réduira toujours les émissions de gaz à effet de serre (Misak Avetisyan, 2013). Afin que le système agroalimentaire actuel soit efficace écologiquement, on doit prendre en considération en premier lieu l’empreinte carbone du lieu de production. Et pas seulement, on doit aussi comparer cette empreinte à celle du même produit importé. Connaissant désormais le poids relatif de la production dans le système agroalimentaire, on peut faire entrer en jeu le transport. Deux variables, la distance et le moyen de transport, peuvent être étudiés.
Les Jardins collectifs de Granby
À l’ombre des grands arbres du parc Miner bordants la rue principale, se trouve un jardin. Disposés en cercle, légumes et feuillus sont plantés et cultivés par 13 jardiniers plus ou moins expérimentés. De toutes horizons et tous âges, ces citoyens se rencontrent, échangent sur leur vie passée et sur les possibles lendemains de cette initiative. Un jeune se voit déjà cuisiner les légumes frais dans son restaurant. L’autre veut que le jardin grandisse. Bien que les rêves et l’imaginaire de chacun diffèrent, l’ensemble est harmonieux et avance ! Ça avance à marche forcée, entraîné par l’élégante et énergique Catherine Bernard, coordinatrice des jardins collectifs de Granby. Ces jardins sont apparus grâce à la volonté de Caroline Gauslin, fondatrice de la ferme Héritage.
C’est un peu le ‘perron de l’Église’, en rigole Catherine en me présentant le jardin où les 4 bénévoles du jour s’affairent à travailler le sol. Catherine n’a pas si tort : alors que les églises québécoises perdent leurs brebis, les jardins communautaires en accueillent de plus en plus. Ils pourraient même prendre dans le futur une place prépondérante afin d’assurer la cohésion au sein de la ville. En venant ici, « on brise la solitude » me souligne Carmen, sourire aux lèvres. Au jardin Miner, il y a même des personnes atteintes de la maladie Alzheimer qui viennent travailler la terre, m’apprend Catherine afin de souligner le côté inclusif de l’initiative. L’autre jardin collectif construit par la municipalité de Granby est même adapté à des personnes à mobilité réduite. Avec les jardins du parc Miner, du Centre Saint Benoît et du parc Richelieu, c’est 260kg de fruits et légumes récoltés pour près de 350 heures de travail investi. Alors, ce n’est pas ainsi que les habitants de Granby vont se nourrir à l’année certes, mais c’est une source d’appoint pour tous les membres du projet ! Un coup de pouce pour Granby, mais une brise d’espoir pour l’humanité… Subventionnée par la mairie et opérée par près de 60 citoyens volontaires du quartier, ces jardins collectifs sont opérés entre avril et octobre. Le but de la ville est de conférer une plus grande autonomie aux adhérents ; elle travaille donc à l’émergence d’une organisation autonome et pérenne afin d’assurer la survie de ces agoras écologiques.
Haricot britannique, il ne fait pas que des heureux
Si vous avez déjà expérimenté la cuisine britannique au matin, avec ses ‘backed beans’, ses saucisses, son œuf au plat, et parfois même son boudin noir, vous saurez qu’on ne badine pas avec les haricots ! Des chercheurs britanniques ont analysé en 2006 le poids du transport dans l’empreinte carbone des haricots. D’un côté les haricots britanniques. De l’autre, les haricots kenyans. Alors que l’énergie nécessaire à leur production et leur emballage est similaire dans les deux pays (entre 4,61-5,64 MJ/kg), l’empreinte énergétique des haricots kenyans est de 12 à 13 fois supérieure à celle des haricots britanniques (Misak Avetisyan, 2013). Cette différence provient du transport des haricots qui se fait par voie aérienne. Un voyage en avion ? La classe pour les haricots ! Mais, un malheur pour notre planète. En effet, l’empreinte carbone du transport par avion est significative. On la calcule en utilisant la tonne-km qui correspond au transport d’une tonne de marchandise sur une distance d’un kilomètre. Pour l’avion, c’est 6,8 kg CO2 émis par tonne-km pour le transport de marchandise par les airs. Par conséquent, les haricots kenyans consommés au Royaume-Uni ont une empreinte carbone plus élevée que les haricots britanniques consommés localement.
Le moyen de transport qui assure l’approvisionnement de nos éléments s’avère donc primordial. Pour faire un classement : d’après Weber and Matthews, deux professeurs d’ingénierie à l’Université Carnegie Mellon, le fret maritime par conteneur est responsable de 0,14 Kg CO2e par tonne-km comparé à 6,8 Kg CO2e par tonne-km pour le fret par air (Wayne Wakeland, 2012). Sur ce continuum, représenté par le graphique ci-dessus, s’étendent tous les autres types de transports. Le moyen de transport utilisé est souvent plus important à analyser que la distance parcourue. Comme le résume Pablo Servigne en 2012, « il faut moins d’énergie pour transporter des marchandises en bateau qu’en avion, par contre un petit trajet en 4×4 de 3km pour aller chercher des bananes au supermarché consomme plus de carburant par banane que leur trajet en bateau depuis les tropiques ».
Une mission plus salutaire qu’alimentaire
Revenons à mon rêve d’une production complètement locale : on peut dire que ce rêve n’est pas si écologique que cela. Les productions locales ne sont pas toujours efficaces dans l’objectif de réduire notre empreinte carbone. Quant aux productions urbaines comme les jardins collectifs de Granby, elles représentent un coup de pouce au système agroalimentaire tout en réduisant marginalement le besoin de mobilité. Donc, pour reprendre les mots de Pablo Servigne, « le localisme doit rester un chemin et ne pas devenir une religion ».
Il est 12h00 à ma montre. Cela fait près de trois heures que je partage ma matinée avec la troupe de valeureux jardiniers. Il est temps pour moi de quitter ce jardin en plein cœur du centre-ville avec un sentiment de bonheur d’avoir partagé un bon moment avec ces jardiniers-citoyens.
Alors que je me dirigeai vers ma nouvelle destination, je compris le bénéfice réel de ces initiatives : l’émergence d’une communauté. La réduction de l’isolement des habitants, la création d’une certaine cohésion entre les citoyens de la ville, et la pratique d’une activité physique sont d’autant de points positifs. Et oui, la bêche demande plus d’énergie que le clic des commandes en ligne. C’est une plus grande capacité de résilience qu’acquièrent les collectivités par des citoyens plus étroitement liés. C’est la capacité d’association, tant louée par Alexis de Tocqueville dans son ouvrage ‘De la Démocratie en Amérique’, qui est en jeu par ces jardins en zones urbaines. Suivant les enseignements de Jared Diamond et comme le soulève Pablo Servigne dans son rapport en 2012, « Il ne s’agit pas de prôner l’autarcie (s’isoler des autres), mais l’autonomie (la capacité qu’a une communauté de choisir ses règles) ». Ces ‘agoras écologiques’ ont un donc un rôle prépondérant : développer la résilience des communautés afin qu’elles soient capables de s’adapter aux bouleversements – naturels ou anthropiques – de leur environnement.
Le temps que ma pensée se cristallise, me voilà déjà arrivé à ma nouvelle destination, la Ferme Heritage Miner. Je m’engouffre dans les allées fleuries pour rejoindre l’accueil. Je pousse la porte. Un homme d’une quarantaine d’année m’accueille. Chapeau de paille, Jean, chemise à carreaux couvrant un t-shirt blanc ; ça doit être l’homme dont Carmen m’a parlé : M. Lamontagne. On verra avec lui le poids de notre alimentation sur l’empreinte carbone. Pour le moment, je vous laisse penser aux liens que vous avez avec vos voisins ou quelques-uns de vos concitoyens. Que pensez-vous d’avoir, en saison, légumes et fruits à vos pieds ? Avez-vous un jardin vers chez vous ? Pourquoi pas, vous aussi, renouer avec la terre et participer à un jardin communautaire ou collectif ?
Remerciements
Je remercie Catherine Bernard et les jardiniers du jour de m’avoir accepté dans leur équipe de choc.
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Bibliographie
Ben Henderson, P. G. (2011, April 18). Livestock and Climate Change, Challenges, and Options. (C. I. 2011, Éd.) Animal Science Review 2011, 29-39
Bruno Massé et Myriam Beaudry, 2008 – Cahier No : C-01-2008 « Les jardins collectifs et l’agriculture urbaine, formes de renouvellement de la solidarité » Collectif d’études sur les pratiques solidaire ; Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale
Christopher L. Weber and H. Scott Matthews ( 2009) Response to Comment on “Food-Miles and the Relative Climate Impacts of Food Choices in the United States” Environmental Science & Technology 2009 43 (10), 3984-3984 DOI: 10.1021/es901016m
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Misak Avetisyan, Alla Golub, Thomas Hertel, Steven Rose and Benjamin Henderson; Applied Economic Perspectives and Policy, Vol. 33, No. 4 (Winter 2011), pp. 584-605 Published by: Oxford University Press on behalf of the Agricultural & Applied EconomicsAssociation / Stable URL: https://www.jstor.org/stable/4133622 ; Accessed: 25-07-2018 14:46 UTC
Morley Adrian, Farrier Alan, Dooris Mark (July 2017) ‘Propagating Success ? The incredible Edible Model – Final report’ Manchester Metropolitan University, SusFoodNW, University of Central Lancashire
Pablo Servigne (2012) ‘Une argiculture sans pétrole’ Piste pour des systèmes alimentaires résilients ; Ed : Barricades, Culture alternatives
Konieczny P., Dobrucka R., Mroczek E., 2013, Using carbon footprint to evaluate environmental issues of food transportation. LogForum LogForum 9 (1), 3-10. From : http://www.logforum.net/vol9/issue1/no1
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Wayne Wakeland, S. C. (2012). Chapter 9: Food transportation issues and reducing carbon footprint. Green Technologies in Food Production and Processing, Food Engineering Series, DOI 10.1007/978-1-4614-1587-9_9. USA: Springer Science+Business Media,.
À propos de l’auteur: Hugo Poitout est étudiant en Master en Economie et Administration des Affaires – Environnement, Energie, et Ressources Naturelles - à la Norwegian School of Economics, il s’intéresse de près aux sciences de l’environnement. Sa Devise : Le savoir est genèse de l’action.