Par Nicolas Ottenheimer
Une vie réussie?
Avoir de l’argent, du capital, est depuis longtemps considéré comme la manifestation d’une vie réussie. Pourtant, nous remarquons que nos sociétés basées sur la recherche d’une plus grande croissance économique ne correspondent pas forcément à un plus grand bonheur. Pour preuve, l’augmentation des suicides et de la consommation d’antidépresseurs en témoigne. Par exemple, aux États-Unis, en 2000, le suicide était la troisième principale cause de la mort parmi 15 à 24 ans (2). Encore, le site Internet Doctissimo explique que la dépression est la maladie du siècle : « La dépression est une maladie très répandue, un homme sur 10 en est atteint au cours de sa vie. Plus touchées encore, les femmes sont une sur cinq à connaître un épisode dépressif. Et ces chiffres sont en augmentation constante : la France comptait 7 fois plus de personnes déprimées en 1996 qu’en 1970. Cette maladie n’épargne pas les jeunes adultes, puisque 7 déprimés sur 10 ont moins de 45 ans » (3). Et au Québec, Radio-Canada publiait en 2006 que « l’an dernier, 7,5 millions d’ordonnances d’antidépresseurs ont été faites au Québec, soit deux millions de plus qu’en 2001 » (4).
Afin de créer toujours plus de richesse, « nous » accélérons sans cesse les rythmes de production et de consommation. Remarquons deux choses : nous sommes déjà dans une société d’abondance matérielle et, malgré cette abondance, les inégalités sociales et l’exclusion perdurent à travers le temps. Dans ce contexte, est-il pertinent de dire que plus de croissance permettra de réduire la pauvreté? Ajoutons également que ce sont les plus riches qui sont prioritairement responsables de la crise environnementale, car ce sont eux qui consomment le plus. Après tout, il faut bien utiliser l’argent péniblement acquis, comme le démontrait le journaliste Hervé Kempf dans son ouvrage « comment les riches détruisent la planète? » (5).
Le prix de notre croissance
Comme « rien ne se perd, rien ne se crée, mais que tout se transforme », il faut bien avoir conscience qu’absolument tous les biens matériels qui nous entourent et que nous achetons proviennent de quelque part. Pour répondre à notre demande matérielle croissante (voiture, ordinateurs, vêtements griffés, bouteilles de plastique, étagères, électroménager, etc.), nous vidons inexorablement les sols de leurs hydrocarbures et de leurs minéraux (zinc, cuivre, étain, nickel, etc.). Ces stocks ne sont pas renouvelables à l’échelle de temps humain. Le développement, basé sur un idéal de consommation matérielle et de croissance économique, ne peut fondamentalement pas être durable. Georgescu Roegen, le premier économiste défendant la décroissance, expliquait dès les années 70 que le système économique capitaliste de consommation « consiste à transformer des ressources naturelles de valeur en déchet sans valeur » (6).
Les limites du développement durable
Le développement durable est indissociable de l’idée de croissance économique. Le prix Nobel d’économie Robert Solow explique qu’« un développement durable serait acquis dès lors qu’une société maintiendrait indéfiniment sa capacité productive, c’est à dire, de façon plus technique, que son capital total par tête serait non décroissant dans le temps intergénérationnel » (7). Ce fonctionnement est-il réellement plausible? Peut-on maintenir indéfiniment une capacité productive dans un monde aux ressources finies?
Avec le recul, aujourd’hui plus qu’auparavant, nous constatons que ce concept, qui se veut universel, montre beaucoup de limites. Et sa récupération est inquiétante. Philippe Copinschi, consultant sur les questions pétrolières internationales, cite un exemple de dérive de la définition du développement durable par la compagnie pétrolière française Total. Pour cette multinationale, le développement durable consiste à « valoriser les ressources d’hydrocarbures » parce que « plus on met au point des techniques qui permettent au monde de pomper du pétrole, plus on assure un approvisionnement énergétique pour le futur » (8)…
Et effectivement, dans la réalité, quoique nous ayons les mots développement durable à la bouche, nous multiplions les forages, nous coupons toujours plus d’arbres, nous continuons d’épuiser les stocks de poisson, nous ouvrons de nouvelles mines, nous fabriquons toujours plus d’engrais chimiques et de pesticides, etc. Et, malgré le Protocole de Kyoto, les émissions totales de gaz à effet de serre continuent de croître. Le développement durable, qui fut un projet contestataire à ses débuts et une étape nécessaire vers le changement, n’est aujourd’hui plus à la hauteur des enjeux.
Ne serait-il pas temps aujourd’hui d’évoluer vers une nouvelle étape, celle de la décroissance économique? Les pays riches occidentaux ne devraient-ils pas être les premiers à évoluer en ce sens?
Pourquoi souhaiter la décroissance économique?
D’abord, l’explosion démographique nous place face à un nouveau défi. La population mondiale est passée de 1,6 milliard d’habitants en 1900, à 6 milliards en 2002 et devrait se stabiliser autour des 9 milliards d’ici 2050 (9). Il est ici facile de comprendre que la pression sur les ressources naturelles se soit accentuée… et qu’elle s’accentuera encore.
Ensuite, les médias rapportent trop souvent que le problème provient du « développement irresponsable des pays émergents », comme la Chine ou l’Inde. Ceux et celles qui soutiennent cette affirmation devraient se rappeler que c’est le développement capitaliste et industriel occidental qui est responsable de l’augmentation de la pollution planétaire. Nous, Occidentaux du Nord, sommes les bénéficiaires d’un modèle qui se reproduit, bien souvent au détriment des populations et de l’espace naturel des pays d’exportation. Ceux où nous avons installé nos usines polluantes et utilisé la force des travailleurs à des prix dérisoires. La colonisation, le plan Marshall et la création des institutions de Bretton Woods, Banque mondiale et FMI, sont les débuts de « l’occidentalisation du monde » (10) et de la généralisation du capitalisme et valeurs occidentales à travers le monde.
Faut-il s’étonner qu’à nous regarder consommer, la grande majorité des terriens cherche à nous imiter? Ne sommes-nous pas responsables d’avoir tant montré, vanté et souvent affirmé par la force des armes que seule cette manière de vivre est démocratique et idéale? Les piscines, les énormes voitures et poitrines siliconées californiennes propagées dans « nos » séries télévisées hypocrites et idéalisées ne sont-elles pas à l’origine des nouvelles aspirations des pays pauvres et émergents?
Cette aspiration des pays émergents est normale. Elle est la réponse à notre attitude. Pendant des décennies, nous avons considéré les peuples colonisés comme des misérables, parfois des sous hommes vivant dans des pauvres maisons de paille et d’argile… De cette approche condescendante et paternaliste découle encore aujourd’hui un triste sentiment d’infériorité chez certains peuples des pays pauvres.
Mettons-nous à leur place. Si j’étais né noir en Afrique du Sud, je rêverais probablement de montrer au colon méprisant, dominateur et arrogant que moi-même et mon peuple sommes capables de nous enrichir. Que moi aussi je peux jouir d’une vie de luxe et que j’ai le droit moral d’y accéder.
Reconnaître notre incohérence et adopter des solutions au cas par cas
Sachons reconnaître que le discours habituel des nations et des institutions occidentales est éthiquement intolérable. Le « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais » n’a déjà que trop duré. Au lieu de donner des leçons aux autres, c’est par l’exemple et la cohérence – entre les discours et les actes – que nous pourrions espérer agir légitimement sur l’environnement et les politiques des autres pays. L’idée est de s’adresser une autocritique et de changer nos propres comportements pour pouvoir, éventuellement, intervenir sur celui des autres.
Il est également important de distinguer les degrés variables de responsabilités face à la crise environnementale. Ainsi, un « développement durable » est légitime et peut-être pertinent pour les « pays pauvres ». Par contre, le développement, aussi durable qu’il se prétende, est-il encore envisageable pour la plupart des pays occidentaux qui ont largement bénéficié de la croissance économique à travers le pillage des ressources naturelles? Ne serions-nous pas arrivés au point où les pays occidentaux devraient s’engager et tenter d’organiser un projet de décroissance? N’est-ce pas ainsi que nous pourrions obtenir une empreinte écologique mondiale plus égalitaire et soutenable dans le futur? N’est-ce pas au tour des pays pauvres de bénéficier d’une croissance économique? Nous profitons déjà d’immenses richesses…
Penser la décroissance
Une partie du « pourquoi la décroissance est nécessaire en Occident? » est présentée. Il reste maintenant à envisager le « comment la mettre en pratique et quelles en sont les conséquences sur notre vie quotidienne? ». Mais aussi, et surtout, il est important de répondre à la question suivante : « quel est le monde dont nous rêvons? ».
La décroissance, telle que je l’entends, est un projet collectif qui nous permettrait de « souffler profondément », de « calmer le jeu » pour mieux réfléchir et se projeter ensemble vers de nouveaux projets futurs. La décroissance que je souhaite ne cherche pas l’arrêt de l’avancée humaine. Elle cherche plutôt l’arrêt progressif et collectivement planifié de l’idéal basé sur la croissance économique pour, à terme, entrer dans un système sociétal de décroissance. Une sorte « d’après développement » (11). L’objectif est de prendre plus de temps pour réfléchir au monde dans lequel nous souhaiterions voir grandir nos enfants. Au lieu de fuir vers l’avant, tête baissée, et de placer toute notre confiance dans le miracle de la technologie, évaluons les qualités de la lenteur, de l’humilité, de la recherche critique et fondamentale, du partage des ressources existantes et de la solidarité entre les différentes populations de la planète.
La crise environnementale est une invitation à sortir du capitalisme pour redonner son caractère précieux à l’objet, à l’humain ainsi qu’à la nature. Qui se joint au mouvement? La pensée collective se devrait d’être au rendez vous.
Sources :
(1) BROWN L, (2003), « éco-économie », Le seuil, p450. Lester Brown est un pionnier de la recherche sur le développement durable et fondateur de Earth Policy Institute
(2) Faits sur des statistiques de dépression dans d’adolescent, adolescent, personnes âgées…, depression-guide.com, page consultée le 04/09/08
(3) La dépression, maladie du siècle,Doctissimo, page consultée le 04/09/08
(4) Antidépresseurs : Une petite pilule en quelques minutes, Radio-Canada, page consultée le 04/09/08
(5) KEMPF H, (2007), « Comment les riches détruisent la planète », Le Seuil, Paris.
(6) (1979), « La décroissance », le sang de la Terre, p55.
(7) Cité par SMOUTS M-C, dans SMOUTS M-C, (2005), « Le développement durable, les termes du débat », Armand Colin, Paris.
(8) Marie Claude Smouts, (2005), « développement durable : les termes du débat », Armand Colin, p16.
(9) L’évolution du nombre des hommes, Biraben, page consultée le 19/08/2008.
(10) Voir Serge Latouche, (2005), « L’occidentalisation du monde », Paris, La découverte et Gilbert Rist (1996) « Le développement, histoire d’une croyance occidentale », Paris, Presses de Sciences Po
(11) Je fais ici référence à des auteurs tels que Partant, Latouche, Rist, Sachs ou Arundhati Roy.