Par Maria Van der Hoeven
Directrice exécutive de l’Agence internationale de l’énergie (AIE)
À l’occasion de mon investiture en septembre 2011, j’avais mis l’accent sur les défis énergétiques du 21e siècle qui sont la sécurité et la durabilité énergétique ainsi que l’accès à l’énergie pour tous. Les pays membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, en plus d’avoir une langue et une histoire commune et de travailler ensemble sur la stabilité géopolitique, relèvent, courageusement, le défi d’offrir à leurs citoyens l’accès à une énergie propre et durable.
Lors de la création de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) en 1974, le paysage énergétique mondial était très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. En effet, les pays de l’OCDE représentaient, à cette époque, environ 75 % de la demande mondiale en pétrole. Depuis, la demande énergétique mondiale a crû d’environ 2,3 % par an, passant ainsi de 5526 Mtep en 1970 à 12717 Mtep en 2010. Cette demande en énergie primaire a été, à ce jour, satisfaite à plus de 80 % par des énergies fossiles, dont pour l’année 2011, 32 % par le pétrole, 28 % par le charbon et 21 % par le gaz. Les énergies renouvelables, malgré l’augmentation de leur part dans le bouquet énergétique mondial, n’ont représenté en 2011 que 13 % de la consommation d’énergie primaire. Quant au nucléaire, sa contribution était de l’ordre de 6 % pour l’année 2011. Depuis l’accident de Fukushima, plusieurs pays envisagent de réduire leur utilisation de l’énergie nucléaire.
Les projections du « World Energy Outlook » (WEO) de 2012 montrent que même en tenant compte des politiques et développements récents, le système énergétique mondial ne semble toujours pas engagé sur une trajectoire durable. Le WEO examine trois différents scénarios, le scénario « politiques actuelles » qui prolonge les tendances actuelles, le scénario « nouvelles politiques », notre scénario principal, qui tient compte des engagements politiques annoncés par les gouvernements ainsi que le scénario « 450 ppm » qui permettrait de limiter la hausse de la température du globe à 2 °C, en réduisant la concentration à long terme des gaz à effet de serre dans l’atmosphère à 450 parties par millions (ppm) d’équivalent CO2. Notre scénario « nouvelles politiques » prévoit une augmentation de plus d’un tiers de la demande énergétique mondiale sur la période 2011-2035. La Chine, l’Inde et le Moyen-Orient représentant 60 % de cette hausse.
Sans vouloir prédire le paysage énergétique de 2035, nous savons qu’un nouveau paysage énergétique mondial est en train de se dessiner avec la récente augmentation des productions pétrolières et gazières aux États-Unis, résultat des technologies permettant l’exploitation des ressources en pétrole et en gaz de schiste. Le gaz sera en effet amené à jouer un rôle prépondérant dans le mix énergétique des 25 prochaines années, grâce notamment à l’exploitation du gaz non conventionnel en Chine, aux États-Unis et en Australie.
Par ailleurs, nous savons avec certitude que la sobriété énergétique, qui consiste à réduire le besoin des services énergétiques, est le vecteur principal d’une transition énergétique réussie, suivi de l’efficacité énergétique qui consiste à réduire la consommation d’énergie pour un même service rendu. Mais, les efforts actuels sont loin d’exploiter la totalité du potentiel disponible. Nous avons donc développé un nouveau scénario pour « un monde plus efficace » qui montre comment, en mettant à bas les obstacles aux investissements en faveur de l’efficacité énergétique, il est possible de libérer le potentiel d’économie d’énergie et de réaliser d’énormes progrès en matière de sécurité énergétique, de croissance économique et de protection de l’environnement.
Du côté de l’offre, l’augmentation de la part des énergies renouvelables et non polluantes limitera l’utilisation des énergies fossiles à des besoins spécifiques où elles ne sont pas substituables compte tenu des technologies actuellement disponibles. Les énergies renouvelables représenteront en effet, d’ici à 2035, près d’un tiers de la production totale d’électricité. Elles apporteront ainsi une contribution significative à la résolution du problème de l’accès à l’énergie, en particulier dans les pays en développement, à travers les réseaux décentralisés et les systèmes isolés. Un récent rapport de l’AIE sur les énergies renouvelables (Medium-Term Renewable Energy Market Report) montre que les projets d’énergies renouvelables se développent dans le monde entier à un rythme très rapide. Ils ne sont plus limités à quelques pays développés. La croissance du marché mondial des énergies renouvelables montre que les technologies sont disponibles pour fournir de l’énergie à des prix compétitifs.
Par ailleurs, l’énergie est un secteur qui connait une inertie forte en raison de la durée de vie des infrastructures énergétiques dont certaines dépassent le demi-siècle, voire le siècle, dans le domaine du bâtiment et des transports. En effet, le mix énergétique de 2050 sera en partie déterminé par les infrastructures que nous construisons aujourd’hui. Or, nos choix récents d’infrastructures (bâtiments, systèmes de transports, centrales électriques, usines, etc.) nous orientent de façon inévitable, pour les vingt prochaines années et au-delà, vers plus de dépendance à l’égard des énergies fossiles, et ce, dans un contexte géopolitique incertain et des conditions d’accès aux ressources énergétiques de plus en plus difficiles.
Aux incertitudes qui pèsent sur l’accessibilité et le prix des énergies fossiles, s’ajoutent les contraintes environnementales et climatiques. Notre scénario « nouvelles politiques » de l’édition 2012 du « World Energy Outlook » estime que les mesures actuelles auront pour effet une hausse de la température d’au moins 3,6 °C sur le long terme, car les politiques actuelles ne permettent pas les réductions des émissions de gaz à effet de serre nécessaires. Nous avons à plusieurs reprises mis en garde les gouvernements contre le retard croissant de mise en œuvre d’une politique climatique ambitieuse. Ce retard induit la poursuite d’investissements énergétiques inadaptés, car trop émetteurs de gaz à effet de serre. En effet, les infrastructures actuelles ou en construction produiront 80 % des gaz à effet de serre en 2035. Ce qui signifie que nos marges de manœuvre au-delà de 2035 seront de plus en plus réduites si un changement de cap n’a pas lieu dès aujourd’hui.
La troisième contrainte pour les gouvernements n’est pas des moindres. Elle consiste à assurer l’accès à l’énergie et, plus particulièrement, l’accès à l’électricité pour tous. Comme le montre le « World Energy Outlook », 1,3 milliard de personnes, dont plus de 85 % vivant dans des zones rurales, n’ont toujours pas accès à l’électricité et 2,6 milliards sont privés de services énergétiques modernes. Les politiques de développement en cours permettront de réduire ce chiffre à seulement 1 milliard d’ici 2030, à moins que des politiques plus ambitieuses soient mises en œuvre.
L’Afrique subsaharienne est l’une des régions du monde dont la part de population qui n’a pas accès à l’énergie est la plus élevée. En effet, seulement 31 % de la population ont accès à l’électricité. Il s’agit là d’une injustice aux conséquences considérables sur les migrations des populations et les équilibres géopolitiques en raison de l’importance de l’énergie électrique pour l’éclairage, la santé, la sécurité et l’amélioration de la qualité de vie.
Il y a aussi la question des décès prématurés de plus de 1,45 million de personnes chaque année, dont de nombreux jeunes enfants, en raison de la pollution de l’air intérieur provoquée par l’utilisation inefficace de la biomasse pour la cuisine. Selon l’Organisation mondiale de la santé, ce chiffre est supérieur aux décès provoqués par la malaria ou la tuberculose. Alors que les décès imputables à ces maladies baisseront d’ici 2030, ceux dus aux pollutions résultant de l’utilisation de la biomasse pour la cuisine atteindront 1,5 million de décès par an, ce qui représente 4 000 décès par jour. Nous devons par conséquent agir vite.
Les investissements nécessaires pour assurer d’ici 2030 un accès universel à des services énergétiques modernes sont estimés à 34 milliards de dollars par an. En 2009, les pays ont dépensé dix fois le même montant en subventions aux combustibles fossiles. Le coût de la réalisation de l’accès universel dans les dix pays les plus importants exportateurs de gaz et de pétrole en Afrique subsaharienne ne représente que 0,4 % des recettes cumulées des hydrocarbures de ces mêmes pays d’ici à 2030.
Ce contexte énergétique mondial, loin d’être rassurant, nous impose de mettre en place de toute urgence une gouvernance mondiale de l’énergie à la hauteur des enjeux du 21e siècle que sont la contrainte environnementale et climatique et enfin celle de pouvoir assurer pour les 9 milliards d’habitants un accès durable et sûr à une énergie décarbonée. Le plus grand défi du 21e siècle est par conséquent d’assurer l’accès pour tous à une énergie propre et durable.
La mise en œuvre du mix énergétique futur nécessitera également d’impliquer de plus en plus les collectivités locales et les municipalités, car la mise en œuvre des solutions se fera localement même si l’objectif reste global. C’est vrai pour la demande énergétique qui va porter principalement sur l’habitat et le transport, mais c’est vrai aussi pour l’offre avec le besoin de développer des énergies renouvelables décentralisées, des réseaux de chaleur ainsi qu’une mise en place réussie des réseaux intelligents pour gérer des réseaux énergétiques de plus en plus alimentés par des sources diverses et, pour certaines, intermittentes. D’où l’intérêt, voire même l’obligation, d’investir dans la recherche et le développement pour assurer un stockage massif de l’énergie et une maîtrise de la demande, ainsi qu’une gestion optimisée de la pointe électrique afin de limiter les fluctuations des prix de l’électricité.
Passer d’un système centralisé basé principalement sur une offre en énergies fossiles et une forte demande vers un système énergétique décentralisé, sobre et propre est la seule option possible pour réussir collectivement notre transition énergétique. Cette réussite dépendra de notre capacité à mettre en œuvre une politique de vérité sur les prix de l’énergie et à cesser de maintenir les prix à des niveaux artificiellement bas. Il est grand temps que les coûts environnementaux et autres externalités soient inclus dans le prix de l’énergie afin que le consommateur ne soit pas induit en erreur et pour inciter les opérateurs à investir dans des solutions non polluantes. Toutefois, une politique de vérité sur les prix ne doit pas nous dispenser de prévoir des adaptations pour ceux qui souffrent de la précarité énergétique et, dans certains cas, pour les industries indispensables au développement de l’économie. De nouveaux cadres réglementaires seront donc nécessaires sur les prix pour encourager les investissements internationaux et nationaux, qu’ils soient publics ou privés, afin de réaliser l’accès universel à des services énergétiques modernes et propres. Vu l’ampleur des programmes énergétiques et des investissements nécessaires pour y répondre, les retombées en terme d’emploi, d’innovation et de formation à de nouveaux métiers seront considérables.
La réalisation des objectifs concurrents de la sécurité et de la durabilité énergétique ainsi que celui de l’accès universel à une énergie propre exige un cadre politique solide et stable qui donnera la primauté aux politiques de sobriété et d’efficacité énergétique ainsi qu’au développement des énergies renouvelables. Une politique de vérité des prix de l’énergie, d’investissement dans la recherche et le développement, et l’encouragement aux solutions non polluantes seront tout aussi indispensables pour assurer le déploiement de la trilogie gagnante : sobriété, efficacité, énergies renouvelables.