Par Harvey L. Mead
Premier Commissaire au développement durable du Québec 2007-2008 et auteur de L’indice de progrès véritable : Quand l’économie dépasse l’écologie (MultiMondes, 2011)
Le document de consultation fourni par le ministère des Ressources naturelles (MRN) en soutien au travail à venir de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec mérite que l’on s’y attarde un peu plus que M. Descôteaux le fait dans son éditorial du 4 septembre dans Le Devoir. Bien plus qu’une esquisse des enjeux à débattre, le document représente un élément dans la politique économique du gouvernement, dans laquelle devront s’insérer les résultats de la consultation. En effet, le gouvernement – de par son représentant dans le secteur de l’énergie, le MRN – ne voit d’intéressant dans les enjeux énergétiques que ce qui fournira l’occasion pour aller de l’avant – vers le mur…
Le document souligne que le Québec est parmi les sociétés les plus énergivores de la planète. Mais en dépit de nombreux passages (pages 30-34 entre autres) où un lecteur raisonnable se verrait amené à conclure qu’il faut que le Québec réduise sa consommation d’énergie, les orientations présentées sont toutes autres. Au tout début, le document insiste même que le Québec doive viser une amélioration de son efficacité énergétique. Et il souligne plus loin, dans le même contexte, que des pays comme la Suède et la Norvège font beaucoup mieux que nous, et dans leur consommation d’énergie et dans leurs émissions de gaz à effet de serre (les nôtres sont deux fois plus importantes que celles de la Suède).
Il faut se rendre à la section sur l’efficacité énergétique pour comprendre les véritables orientations du MRN. Notre haut niveau de consommation est en bonne partie le résultat de choix économiques, disent-ils. Et cela devrait continuer. En appui à une telle orientation, le document cite un récent rapport de l’Office national de l’énergie (ONÉ) qui indique que la demande énergétique durant la période 2009-2030 augmentera dans tous les secteurs, résidentiel, commercial et institutionnel, des transports et industriel, pour aboutir à une augmentation de plus de 25 % en 2030. Et même la consommation de pétrole ne diminuerait que de peut-être 8 %.
Ceci dans un document censé lancé la discussion sur la façon pour le Québec de réduire ses émissions de 25 % à l’échéance de 2020. Le MRN donne toutes les indications qu’il considère un tel objectif irréaliste et la table est ainsi mise pour une consultation bâclée. Nulle part ne trouve-t-on une indication qu’il y a peut-être en effet des enjeux énergétiques environnementaux et sociaux à débattre, devant l’impératif du développement économique. Et le gouvernement n’est pas seul dans cette galère. Une étude du pendant américain de l’ONÉ, l’Energy Information Administration (EIA), prévoit une augmentation de la consommation de l’énergie à l’échelle mondiale qui représenterait, dans seulement 25 ans, l’équivalent des trois-quarts de toute l’énergie consommée depuis 150.
On peut voir la situation en consultant une récente analyse de J. David Hughes pour le Post-Carbon Institute[1]. Hughes y présente, comme figure 1, à partir de données de l’EIA, un graphique qui présente la consommation mondiale d’énergie depuis 1850.
Hughes présente dans la figure 113, la dernière, la consommation mondiale projetée par l’EIA jusqu’en 2035. Dans cette deuxième figure, la projection est pour une consommation mondiale cumulée d’énergie, dans seulement 24 ans, qui est l’équivalente de 71 % de tous les combustibles fossiles consommés entre 1850 et 2011…
Ni le MRN, ni l’ONÉ ni l’EIA ne semble intéressé à mettre cela en perspective, la croissance de la consommation étant prioritaire dans une perspective de développement économique. Pourtant, on aurait été porté à croire que le but de la consultation est la recherche des façons permettant de diminuer notre consommation (pour rechercher la possibilité d’une indépendance énergétique) et d’éviter un enballement des changements climatiques en ce qui concerne notre responsabilité à cet égard. Les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat indiquent que les perspectives des agences de l’énergie, incluant la nôtre, nous mènent directement dans le mur.
Dans sa volonté de maintenir la perspective économique, le document de consultation portent des œillères qui l’empêchent de voir clair, tout en prétendant vouloir « améliorer la qualité de vie et accroître la richesse collective » – le discours consacré des économistes. Même les critiques du PIB comme indicateur de cette « richesse », mondialement reconnues maintenant, ne leur passent pas par la tête. Le document passe proche d’oublier les défis énergétiques et d’émissions de GES, tellement l’accent est sur l’économie, en faisant une série de constats, dont le principal est l’interprétation de l’objectif de l’efficacité énergétique : « Accroître l’efficacité énergétique, c’est aussi optimiser l’utilisation des ressources pour en faire un levier de croissance économique. Partout dans le monde, on observe en effet que l’efficacité énergétique signifie rarement une diminution nette du niveau de consommation énergétique d’un État. En général, l’énergie économisée est accaparée par de nouveaux secteurs de l’économie ou sert à améliorer la qualité de la vie, enrichissant ainsi la collectivité de façon accélérée. »(p.43).
Contre toute attente, le défi n’est plus une réduction des émissions de GES et une transition vers une indépendance énergétique, mais le développement économique. Et apparemment contre toute attente de la part des auteurs, la transformation de gains en efficacité énergétiques en nouveaux investissments énergétiques et économiques plus généralement définit une situation qui a consacré l’échec de Kyoto et de Copenhague et qui représente la cause générale des crises contemporaines, écologiques, sociales, économiques…
L’orientation foncièrement économique du document se voit assez clairement dans la pensée de fond impliquée dans les six objectifs stratégiques proposés et dont le premier, réduire les émissions de gaz à effet de serre, est contredit par les cinq autres ,qui foncent dans un développement qui nulle part ne réussirait à diminer les émissions.La présentation de ces objectifs termine en ciblant, parmi d’autres, deux pistes « particulièrement propices », l’efficacité énergétique et la production de nouvelles énergies propres, et en manifestant un espoir que la province fonce dans l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste.
Rendu à la section 6 sur les changements climatiques, la présence du modèle économique rend manifeste les implications presque illusoires des objectifs en cause au début du document. L’atteinte des défis associés à la réduction des GES est finalement présentée comme presque illusoire, à travers plusieurs constats quant aux échecs des programmes québécois dans le passé et en cours. Aucun lien n’est reconnu entre le développement économique et les problèmes climatiques; au contraire, ceux-ci sont une « occasion de développement économique »! Le Québec pourrait bien continuer le développement des énergies non fossiles, le reste du monde en concurrence, dans laquelle le Québec veut s’insérer, fonce toujours sur les énergies fossiles, et le système économique global fonce donc dans le mur.
L’efficacité énergétique de la section 3 que l’on croirait l’occasion pour une réduction de la consommation devient, à la section 7, l’occasion pour le développement où la réduction possible et apparente du début du document devient une hausse importante, telle que prévue par l’ONE.« L’efficacité énergétique est généralement associée aux gains environnementaux et aux économies qui découlent directement de son application. Or, l’efficacité énergétique représente également un fort stimulant de l’activité économique. Elle crée des emplois, augmente la productivité des entreprises, améliore la qualité de la vie et accroît la richesse collective. Elle est une des dimensions de l’évolution d’une société. »(p.56)
Finalement, et de façon presque malhonnête, le document transforme le surplus d’électricité actuel qui, selon les projections d’accroissement de la consommation, n’est que temporaire, en une occasion de mettre le Québec justement dans une situation où il faudrait continuer à en produire plus. Parmi les « voies possibles » pour assurer le développement, le MRN récidive : après une voie qui « remplaçerait les hydrocarbures dans tous les domaines par de l’électricité et d’autres formes d’énergie propres », les autres voies cherchent à augmenter la consommation et la production comme leviers de développement économique.
Nous pouvons indiquer notre étonnement autrement. Le Québec possède une empreinte écologique qui exigerait trois planètes si toute l’humanité vivait comme nous. Pourtant, l’humanité possède une empreinte écologique déjà en dépassement de la capacité de support de la planète, alors que peut-être trois ou quatre milliards de personnes vivent actuellement dans une pauvreté inacceptable. La volonté de sociétés comme le Québec de continuer sa « progression » dans le développement économique, inévitablement associé à une consommation accrue de ressources et à une empreinte écologique accrue, représente une forme de déni de l’ensemble des crises qui sévissent et de leurs causes.
[1] Drill, Baby, Drill : Can Unconventional Fuels Usher in a New Era of Energy Abundance – http://shalebubble.org/drill-baby-drill/