Au cours des derniers mois, il y a eu un réel intérêt dans les médias du Saguenay–Lac-Saint-Jean concernant la protection du caribou forestier et les conséquences de la récolte forestière sur cette espèce menacée. Certaines informations inexactes ont circulé, allant jusqu’à remettre en question la précarité du caribou et l’impact négatif des coupes forestières sur cette espèce. Nous souhaitons remettre certains faits en perspective.
L’interprétation des résultats d’un inventaire faunique
Récemment, un inventaire aérien effectué dans un secteur situé au nord du Saguenay–Lac-Saint-Jean a permis de dénombrer davantage de caribous à l’hiver 2012 que lors d’un inventaire réalisé en 1999. Certains ont pu croire que la situation du caribou s’était améliorée. Or, les données ne nous permettent pas de tirer une telle conclusion.
Le caribou forestier est un animal qui se déplace sur de grandes superficies. Ainsi, les variations dans le nombre d’individus recensés entre deux inventaires peuvent par exemple refléter, soit un réel changement dans le nombre d’individus, soit un déplacement des individus vers des secteurs moins perturbés. L’inventaire seul ne permet pas de conclure à l’une ou l’autre de ces deux interprétations. Cependant, une information clé permettant de statuer sur la santé des populations de caribous consiste à estimer la proportion de jeunes (faons) observés dans la population par rapport aux adultes lors du survol aérien. Pour permettre un remplacement des adultes qui meurent de vieillesse ou par prédation, la proportion de faons dans une population doit atteindre un minimum de 15%. Or, cette proportion était de l’ordre de 10% lors de l’inventaire réalisé au nord du Saguenay–Lac-Saint-Jean en 2012. Il est donc hautement improbable que la population de caribous forestiers du Saguenay–Lac-Saint-Jean ait pu augmenter au cours des dernières années avec si peu de relève.
Une espèce sensible
Des dizaines d’études scientifiques, tant au Québec qu’au Canada, ont démontré que le caribou forestier affectionne les milieux forestiers non perturbés, c’est-à-dire loin du dérangement humain. Ces études ont mis en lumière que le caribou évite les coupes forestières, mais aussi les routes, les chalets et les lignes de transport d’électricité. La zone d’évitement s’étend parfois sur plusieurs kilomètres de part et d’autre de ces sources de dérangement. À l’intérieur de ces zones, les caribous adoptent des comportements indiquant un stress : ils se déplacent rapidement, s’alimentent peu et sont plus vulnérables aux prédateurs.
Il reste peu d’endroits en forêt aménagée où l’influence de l’homme ne se fait pas sentir. Si on prend l’exemple du Saguenay–Lac-Saint-Jean, plusieurs secteurs exploités affichent des taux de dérangement supérieurs à 75%. À ce niveau, le maintien à long terme du caribou dans la forêt boréale est fort peu probable sans geste concret et immédiat visant la restauration de son habitat. Pourtant, des solutions potentielles existent, solutions connues et exprimées par les scientifiques depuis plusieurs années maintenant.
Un plan de rétablissement déjà élaboré
Le Québec œuvre à la conservation du caribou forestier depuis plus d’une décennie. Nous en sommes à notre deuxième plan de rétablissement pour cette espèce. Ce plan s’appuie sur des centaines d’études scientifiques et de nombreuses années de concertation. Chaque année, une quarantaine d’intervenants provenant des secteurs gouvernementaux, scientifiques, industriels et environnementaux se rencontrent pour discuter de l’avenir du caribou forestier et tenter de trouver des solutions pour freiner le déclin de ses populations.
Les lignes directrices pour l’aménagement de l’habitat du caribou visent à préserver des massifs forestiers d’au moins 250 km2, interconnectés par des corridors de forêt résiduelle. Cependant, les massifs à eux seuls ne suffisent pas à maintenir les populations, puisqu’un seul caribou au cours d’une année utilise en moyenne une superficie supérieure à 750 km2. C’est pourquoi le plan de rétablissement recommande également la création de grandes aires protégées (~1000 km2), interconnectées entre elles, au sein même de la forêt exploitée. La revégétalisation des chemins forestiers a aussi été retenue comme un élément qui favoriserait le rétablissement des populations.
Des caribous, du bois et des hommes
La création d’aires protégées de grande superficie (~1000 km2) et la modification des pratiques sylvicoles ne seront pas sans conséquence sur les volumes de bois accordés à l’industrie. Nous sommes tous sensibles à cette réalité. Le défi est donc d’élaborer des solutions qui permettront la cohabitation du caribou et de la foresterie sur le territoire québécois. Comme toute situation impliquant le partage d’une ressource naturelle, la solution n’est pas simple. La communauté scientifique est cependant prête à apporter toute son expertise pour relever cet important défi.
À l’instar de la Commission Coulombe, il importe de rappeler que le défi actuel dépasse largement la conservation d’une seule espèce, puisque l’intégrité écologique de toute la forêt boréale est en jeu. Conséquemment, en 2010, le gouvernement du Québec a adopté la loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, qui consiste à diminuer les écarts entre la forêt aménagée et la forêt naturelle par le biais d’une approche écosystémique. Cette loi préconise le recours à des pratiques forestières visant le maintien de toutes les espèces vivantes, dont les espèces menacées et vulnérables telles que le caribou forestier. Par ailleurs, cette législation est en phase avec les exigences actuelles des marchés internationaux qui prônent la certification environnementale des terres d’où proviennent les produits forestiers (notamment la certification FSC[1]). Sur ce point spécifique, il importe de rappeler que l’obtention de la certification passe entre autres par le respect d’engagements favorables à la conservation du caribou forestier.
En reconnaissant le statut précaire du caribou forestier en vertu de la loi, les gouvernements du Canada et du Québec ont choisi de prendre les actions nécessaires à son maintien. Ce choix de société est appuyé parla communauté scientifique, qui joue un rôle actif dans l’apport de connaissances écologiques requis pour atteindre cet objectif. Après tout, la présence du caribou dans notre forêt boréale sera, pour les générations futures, le reflet d’une exploitation forestière responsable et durable, dont nous pourrons tous être fiers. Préserver maintenant le caribou forestier en appliquant une foresterie durable, non seulement économiquement, mais écologiquement, permettra aussi d’assurer la pérennité de la ressource forestière et l’économie régionale qui en dépend.
Source: Auteurs / Collaborateurs :
Mathieu Basille, biologiste Ph.D., Université Claude Bernard Lyon 1
Guillaume Bastille-Rousseau, biologiste, Candidat au Ph.D., Trent University
David Beauchesne, biologiste M.Sc., Université Concordia
Nicolas Bergeron, biologiste M.Sc., Université du Québec à Montréal
Steeve Côté, biologiste Ph.D., professeur, Université Laval
Nicolas Courbin, biologiste Ph.D., Université Laval
Serge Couturier, biologiste Ph.D., professeur associé, Université Laval
Natalie D’Astous, biologiste M.Sc., Université du Québec à Montréal
Pierre Drapeau, biologiste Ph.D., professeur, Université du Québec à Montréal
Dominique Fauteux, biologiste, Candidat Ph.D., Université Laval
Marco Festa-Bianchet, biologiste Ph.D., professeur, Université de Sherbrooke
Daniel Fortin, biologiste Ph.D., professeur, Université Laval
Caroline Hins, biologiste M.Sc., Université du Québec à Rimouski
Louis Imbeau, biologiste Ph.D., professeur, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Doug MacNearney, biologiste M.Sc., Lakehead University
Mathieu Leblond, biologiste Ph.D., Université du Québec à Rimouski
Martin Leclerc, biologiste, Candidat au Ph.D., Université de Sherbrooke
Frédéric Lesmerises, biologiste, Candidat au Ph.D., Université du Québec à Rimouski
Rémi Lesmerises, biologiste, Candidat au Ph.D., Université du Québec à Rimouski
Chrystel Losier, biologiste, Candidate au Ph.D., Université Laval
Fanie Pelletier, biologiste Ph.D., professeur, Université de Sherbrooke
Tyler Rudolph, biologiste M.Sc., Université du Québec à Montréal
Martin-Hugues St-Laurent, biologiste Ph.D., professeur, Université du Québec à Rimouski
Jean-Pierre Tremblay, biologiste Ph.D., professeur, Université Laval
Robert Weladji, biologiste Ph.D., professeur, Université Concordia
Glenn Yannic, biologiste Ph.D., Université Laval
[1]Forest Stewardship Council