Le rapport d’enquête sur la tragédie de Lac-Mégantic : quelles suites?

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Par Aurélie-Zia Gakwaya
Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement

 


Que ce soit par camion, par bateau ou par train, le transport du pétrole connaît une hausse importante depuis quelques années. Au Canada, le volume des envois de pétrole par rail a augmenté de manière draconienne au cours des cinq dernières années, passant de 500 wagons-citernes en 2009 à environ 160 000 en 2013[1].

Cette hausse marquée du transport du pétrole par train a fait l’objet d’une attention particulière depuis la tragédie de Lac-Mégantic, ayant forcé une réflexion sur la désuétude des installations et de la réglementation régissant le transport ferroviaire. Le convoi de 5 locomotives et de 72 wagons-citernes de la Montreal, Maine & Atlantic Railway (« MMA ») transportait du pétrole brut provenant du Dakota du Nord, à destination de la raffinerie de pétrole Irving, au Nouveau-Brunswick. Peu avant 1 h le 6 juillet 2013, le convoi sans conducteur, qui était immobilisé sur les rails à Nantes, est parti à la dérive et a déraillé à l’entrée du centre-ville de Lac-Mégantic. Le déraillement de 63 wagons-citernes de catégorie 111 a provoqué le déversement d’environ six millions de litres de pétrole brut. Les incendies et explosions subséquentes ont détruit 40 édifices, 53 véhicules, en plus d’enlever la vie à 47 personnes.

Un an après la tragédie, le rapport d’enquête sur le déraillement du train de la MMA, réalisé par le Bureau de la sécurité des transports du Canada (« BST ») a été rendu public le 19 août dernier. Quelles sont les conclusions de ce rapport? Quel en est l’impact sur les procédures en cours quant aux dommages causés aux personnes, aux biens et à l’environnement?

Ces questions ont été traitées par Daniel Gardner, professeur à l’Université Laval et spécialiste de la responsabilité civile, lors de la conférence midi organisée par la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement le 26 septembre dernier.

 

Le rapport du BST

Le BST est un organisme indépendant, qui améliore la sécurité des transports en menant des enquêtes sur les accidents de transport, notamment ferroviaire, et en communiquant les résultats de ses enquêtes au public.

Dans son rapport, le BST identifie 18 faits établis quant aux causes et aux facteurs contributifs de l’accident. Il conclut que « la vitesse a été le principal facteur contributif du déraillement » du convoi[2]. Mais ce facteur à lui seul n’explique pas pourquoi il n’y avait personne à bord du train? Pourquoi était-il immobilisé dans une pente descendante? Pourquoi 63 des 72 wagons-citernes n’ont pas résisté au déraillement et ont été perforés? Les 17 autres facteurs jettent un précieux éclairage sur ces questions. Ils se rapportent à la conduite de la MMA ou de Transport Canada (« TC »), ou à certains éléments du convoi, nommément, la locomotive, les freins et les wagons-citernes.

D’abord, le BST identifie trois facteurs se rapportant à l’immobilisation du train. Il conclut que les sept freins à main serrés par le mécanicien étaient insuffisants pour retenir le train à Nantes – il en aurait fallu entre 18 et 26. L’essai inadéquat de l’efficacité des freins à main et la fuite d’air des freins indépendants, dès le moment où la locomotive de tête a été arrêtée, sont aussi identifiés comme facteurs contributifs.

Le moteur de la locomotive de tête a en effet dû être arrêté par les pompiers de Nantes, dans leur intervention pour éteindre le feu s’y étant déclaré le 6 juillet vers minuit. Outre l’incendie, le BST identifie trois facteurs se rapportant à la locomotive, soit les ennuis mécaniques non corrigés, la défaillance d’une réparation non standard apportée au moteur et l’absence du câblage nécessaire pour déclencher un freinage en cas de fuite d’air.

Le BST constate aussi la désuétude des wagons de catégorie 111, en raison de leur taux élevé de défaillance en cas de déraillement. Les 63 wagons qui ont déraillé étaient des wagons-citernes de catégorie 111 : sur ce nombre, 59 ont été perforés.

Enfin, la moitié des faits établis ont trait à la conduite de la MMA et de TC. Sans surprise, six des facteurs identifiés sont directement attribuables à la conduite de la MMA. Le BST identifie la « faible culture de sécurité au sein de l’organisation », la « gestion inefficace des risques » par la MMA et la non-fonctionnalité du système de gestion de la sécurité (« SGS ») mis en place[3]. L’absence de formation et de surveillance efficace de ses employés, l’immobilisation du convoi dans une pente descendante, sans surveillance, et l’absence de mesures de défense additionnelles afin d’empêcher tout mouvement involontaire du train sont aussi considérés comme des facteurs contributifs.   

Le BST identifie trois facteurs se rattachant à la surveillance exercée par TC. Il juge que TC effectuait une surveillance réglementaire inadéquate pour assurer la bonne gestion des risques au sein de la MMA. Celle-ci est d’ailleurs identifiée comme une compagnie à risque élevé, qui aurait dû faire l’objet d’inspections plus fréquentes. Le BST conclut que TC n’assurait qu’un suivi limité des lacunes de sécurité répétées à la MMA et que son programme de vérification du SGS était inefficace, contribuant « au fait que des faiblesses systémiques du SGS de la [MMA] n’ont pas été corrigées »[4].

Si les facteurs identifiés par le BST montrent du doigt plusieurs facteurs organisationnels au sein de la MMA et la surveillance exercée par TC, il ne faut cependant tirer aucune conclusion quant à la responsabilité de ceux-ci.

 

L’impact du rapport sur la responsabilité légale des personnes

Lors de sa conférence, le professeur Gardner a rappelé que le rôle du rapport du BST est de déterminer les causes de l’accident, et non pas d’en d’identifier les responsables. Il a toutefois précisé qu’il y a certainement une adéquation entre la cause de l’accident et la responsabilité subséquente, expliquant pourquoi, dans sa recherche des causes de l’accident, le BST souligne parfois les manquements dont ont fait preuve la MMA ou TC.

En termes juridiques, les facteurs identifiés par le BST ne permettent pas d’identifier la responsabilitélégale de ces personnes en l’absence d’une preuve de l’établissement d’un lien causal. Or, pour retenir la responsabilité de quiconque devant les tribunaux, la présence d’un lien causal suffisant doit être établi selon le niveau de preuve approprié à chaque recours.

 

Les poursuites judiciaires entreprises à la suite de la tragédie

Le professeur Gardner s’est attardé aux trois types de poursuites ayant été entreprises subséquemment à la tragédie. D’entrée de jeu, mentionnons qu’elles sont limitées par la faillite de la MMA et par son assurance primaire limitée à 25 millions de dollars – somme largement insuffisante pour couvrir l’ensemble des dommages causés.

D’abord, trois employés de la MMA sont poursuivis pour des infractions criminelles. Thomas Harding (ingénieur du train), Jean Demaître (contrôleur du train) et Richard Labrie (contrôleur de l’exploitation) font face à 47 chefs d’accusation de négligence criminelle ayant causé la mort et sont passibles d’une peine d’emprisonnement à perpétuité. Rappelons que la Couronne devra faire une démonstration hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de ces personnes pour qu’elles soient reconnues coupables.

Le professeur Gardner a souligné que le dépôt d’accusations criminelles ouvre la porte au régime de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, en vertu duquel, le simple dépôt d’accusation permettrait à certaines personnes ayant un lien familial suffisant avec les victimes (parents; enfants) de recevoir une indemnité.

Ensuite, certains défendeurs sont poursuivis dans un contexte environnemental. En vertu de l’article 114.1 de la Loi sur la qualité de l’environnement, le ministre de l’environnement peut émettre des ordres de décontamination non seulement à l’égard de la personne qui avait la garde ou le contrôle du train (la MMA), mais aussi du propriétaire du pétrole. Le professeur Gardner a souligné qu’il est actuellement impossible d’identifier qui de World Fuel (propriétaire d’origine) ou de Irving (destinataire du pétrole) était le véritable propriétaire du pétrole au moment de l’accident. Selon World Fuel, la propriété aurait été transférée à Irving dès la mise sur rails des wagons au Dakota, alors que cette dernière fait valoir qu’elle devenait propriétaire seulement lors de la livraison… Dans les deux cas, ce recours permettra au ministère de recouvrer davantage qu’en poursuivant seulement la MMA, puisque ces entreprises ont des assurances responsabilité couvrant un montant beaucoup plus élevé que 25 millions.

Enfin, deux recours collectifs ont été entrepris dans un contexte civil, permettant aux victimes de réclamer une indemnité pour les pertes subies.

Une première requête pour autorisation d’exercer un recours collectif a été déposée à Sherbrooke, dès le 15 juillet 2013. Un second recours collectif a aussi été entrepris par certains proches des victimes dans le Cook County en Illinois, où est situé le siège social de la compagnie mère de la MMA, Rail World. Comme l’a rappelé le professeur Gardner, cet État, où l’affaire serait entendue devant jury même s’il s’agit d’un procès civil, est considéré comme un « judicial hellhole », en raison du faible taux de succès pour les défendeurs. S’il apparaît évident que le recours entrepris au Québec sera autorisé, cela est un peu moins clair pour le recours entrepris en Illinois étant donné le faible nombre de facteurs de rattachement entre l’accident et l’État américain.

Au Québec, la décision autorisant ou non le recours est attendue dans les prochaines semaines. Selon le professeur Gardner, le recours collectif sera évidemment autorisé, au moins contre la MMA, mais il reste à voir combien des 38 défendeurs actuellement au dossier « résisterons à la première courbe ». Parmi ceux-ci, le professeur Gardner en identifie sept principaux.

Il s’agit d’abord la MMA, pour qui la faible culture de sécurité permettra probablement d’établir que les règles de conduite d’un exploitant de chemin de fer raisonnable n’ont pas été respectées en l’espèce.

Il s’agit ensuite : du Canadien Pacifique, qui a signé le contrat de transport du pétrole avec Word Fuel et qui était le transporteur principal du pétrole; de Marathon Oil et Slawson Exploration, les producteurs du pétrole; de Trinity, le propriétaire et locateur des wagons de catégorie 111; de World Fuel et Irving, propriétaires du pétrole – bien qu’il reste encore à déterminer, en droit civil, qui était le propriétaire du pétrole au moment de l’accident; de  Rail World, la compagnie mère de la MMA; et enfin, de TC, pour sa surveillance inadéquate de la réglementation et des activités de la MMA. 

Selon le professeur Gardner, bien que le rapport du BST donne des munitions quant à l’insuffisance de la réglementation de TC, la preuve à présenter pour engager la responsabilité de l’État en raison du fait qu’il n’aurait pas adopté une réglementation suffisante est extrêmement difficile, puisque cela entre dans la sphère politique. En l’espèce, il est évident que la réglementation n’était pas adaptée, mais le professeur Gardner rappelle qu’« il faut démontrer que, dans le cadre de la responsabilité existante, ils ont été tellement laxistes qu’ils ont commis une faute ».

 

Quelles suites ?

Une fois le recours collectif autorisé, les proches des victimes sont encore loin d’être indemnisés. En l’espèce, vu la complexité de la trame factuelle, le professeur Gardner évalue qu’il faudra attendre près de quinze ans pour qu’il y ait jugement final. Cette réalité, qui fait en sorte que « les personnes sont les dernières indemnisées », bien après « la tôle », mène le professeur Gardner à plaider pour la mise sur pied d’un fonds d’indemnisation des victimes d’accidents ferroviaires, selon lequel les compagnies ferroviaires seraient responsables des préjudices causés tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du train. Ce fonds, qui serait financé par les contributions des entreprises ferroviaires opérant au Canada, s’inspirerait de ce qui se fait déjà, notamment dans le secteur du transport aérien.

Il ne s’agit toutefois que d’un projet, comme quoi nous sommes encore loin de l’état du droit en Nouvelle-Zélande, où il y a indemnisation des préjudices corporels pour tout accident.



[1]
Selon l’Association des chemins de fer du Canada : (http://www.railcan.ca/fr/news/commentary); Rapport, à la p. 105

[2]Rapport, à la p. 121

[3] Rapport, à la p. 142-143

[4] Rapport à la p. 150 

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