Par Jean-Marc Bonmatin,
La science du développement des pesticides et leur réglementation sont très complexes. Simplifions les choses : Les humains ont besoin de nourriture pour survivre. Une bonne partie de cette nourriture provient des plantes pollinisées par les insectes.
L’agriculture moderne compte sur les pesticides pour cultiver cette nourriture. Toutefois, selon ce que nous avons appris de centaines d’études examinées par des pairs de partout au monde, ces pesticides, dont les populaires néonicotinoïdes, déciment les insectes pollinisateurs. Hélas, les produits chimiques créés par les humains et conçus pour aider à cultiver la nourriture tuent les créatures essentielles au système alimentaire.
Quelle ironie malheureuse, mais voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Un tiers de la diète humaine provient des plantes pollinisées par les insectes. La valeur commerciale des abeilles pour la pollinisation des cultures au Canada seulement dépasse les deux milliards de dollars annuellement. Mais les populations de pollinisateurs sont en déclin partout sur la planète.
Pourquoi?
En 2015, le Task Force on Systemic Pesticides (TFSP) — un groupe international de scientifiques
indépendants, soutenu par l’Union internationale pour la conservation de la nature, dont je suis vice-
président, a réalisé une méta-analyse compréhensive et exhaustive de la science des effets écologiques
des néonicotinoïdes. Cette analyse, qui comptait plus de 1 100 études examinées par des pairs, ainsi que
des données de fabricants, prouvait clairement les dangers pour les abeilles et de nombreuses espèces
non ciblées, dont les insectes aquatiques qui sont à la base de la chaîne alimentaire, les arthropodes
terricoles comme les vers de terre et les oiseaux communs (par effet de cascade).
Cette semaine, le TFSP a mis à jour notre évaluation de 2015 pour qu’elle tienne compte de plus de
700 nouvelles études examinées par des pairs (publiées depuis 2014) sur les pesticides systémiques
dans l’environnement et leurs effets écologiques. La nouvelle évaluation révèle des impacts plus
importants et appuie les conclusions de l’étude originale de 2015 : les néonicotinoïdes représentent une
menace mondiale majeure pour la biodiversité, les écosystèmes et les avantages naturels dont nous
profitons (soit les « écoservices »).
Ces conclusions réitèrent le besoin de cesser ou réduire très considérablement les usages agricoles des
pesticides systémiques, notamment et de façon urgente leur usage prophylactique dans le traitement
des semences, comme la production de maïs et de soya. L’utilisation de ces pesticides va à l’encontre
des pratiques agricoles écologiquement durables. Ils n’offrent aucun réel avantage aux agriculteurs, ni
en termes de rendements, ni en termes de bénéfices financiers, appauvrissent la qualité des sols,
dégradent la biodiversité et contaminent l’eau, l’air et la nourriture. Il n’y a plus de raison de continuer
ainsi, cette course vers la destruction.
Mais qu’est-ce que ces pesticides ont de si spécial… et dangereux?
Les néonicotinoïdes sont des insecticides chlorés à base de nicotine qui ciblent le système nerveux
central des insectes nuisibles. Ce sont des pesticides systémiques, c’est-à- dire qu’ils sont absorbés par la
plante et intégrés dans tous les tissus végétaux (racines, tiges, feuilles, fleurs) ainsi qu’au pollen et au
nectar. Introduits pour la première fois dans les années 1990, les néonicotinoïdes sont maintenant les
insecticides les plus courants dans le monde. Les applications agricoles des néonicotinoïdes comptent le
traitement des semences, le traitement des sols, la pulvérisation foliaire et les produits pour le gazon. Ils
sont également utilisés en foresterie; dans les traitements antipuces, l’élevage d’animaux domestiques,
ainsi que les produits d’entretien de pelouses résidentiels et commerciaux.
Les néonicotinoïdes sont toxiques, même à très faible concentration. Ils sont hydrosolubles et très
persistants (ils se dégradent lentement) dans le sol, ce qui se traduit par une exposition prolongée et
chronique des écosystèmes terrestres et aquatiques. L’utilisation massive et routinière des
néonicotinoïdes en agriculture entraîne la contamination de l’environnement à grande échelle et
constitue une terrible menace pour toute la biodiversité. Les néonicotinoïdes, liés au déclin abrupt des
abeilles, peuvent également contaminer nos systèmes alimentaires avec des effets graves sur la santé.
Par exemple, un pesticide systémique étroitement lié, le fipronil, est actuellement au cœur d’un
scandale grandissant sur la sécurité alimentaire en Europe depuis que des niveaux élevés d’insecticide
toxique ont été détectés dans des produits aux œufs vendus dans 15 états européens ainsi qu’en Suisse
et à Hong Kong. Des millions d’œufs ont été rappelés de magasins et d’entrepôts partout en Europe, car
les œufs contaminés pouvaient représenter un risque sérieux et grave pour la sécurité des
consommateurs, notamment pour les enfants. Bien que le fipronil ne soit pas actuellement inscrit pour
usage au Canada, on utilise couramment des cocktails de néonicotinoïdes dans la production des
aliments pour la consommation humaine.
Les néonicotinoïdes sont les insecticides les plus courants dans le monde et le Canada ne fait pas
exception. Au pays, on utilise plus de 300 tonnes de néonicotinoïdes sur les cultures chaque année.
En 2013, l’Union européenne a imposé un moratoire sur certains usages de l’imidaclopride, de la
clothianidine et du thiaméthoxam pour les cultures qui attirent les abeilles, et étudie maintenant une
proposition visant à étendre ce moratoire. En France, une nouvelle loi sur la biodiversité comporte une
disposition qui interdira tous les néonicotinoïdes dès septembre 2018.
De nombreux pays commencent à prendre des mesures concernant les néonicotinoïdes, mais les
organismes de réglementation nord-américains tardent à agir.
L’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) de Santé Canada a franchi une étape
importante en proposant d’éliminer graduellement l’imidaclopride pour les usages agricoles et la
majeure partie des usages extérieurs. Toutefois, cette interdiction n’aura pas lieu avant 2021 et sera
potentiellement remise à 2023. Les groupes environnementaux demandent, à juste titre, un plan d’élimination graduelle plus rapide et exhaustif pour mettre fin à l’utilisation de tous les néonicotinoïdes, notamment le thiaméthoxam et la clothianidine (laquelle figure parmi les 10 insecticides les plus vendus au Canada depuis 10 ans), pour mettre fin aux impacts que produisent les néonicotinoïdes à notre environnement.
En général, l’expérience mondiale effectuée sur les néonicotinoïdes ressort comme un exemple clair
d’un échec de la lutte contre les ravageurs. Les gouvernements de partout sur la planète, y compris le
Canada, doivent emboîter le pas aux pays comme la France pour interdire les néonicotinoïdes, et
progresser vers des modèles de gestion durables et intégrés pour la lutte aux ravageurs, et ce, sans
tarder.
La santé de nos écosystèmes et de nos sources de nourriture en dépend.
Jean-Marc Bonmatin *Jean-Marc Bonmatin est vice-président du groupe international Task Force on Systemic Pesticides
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Cette parution est rendue possible grâce à un partenariat entre la Fondation David Suzuki et GaïaPresse.