Par Hugo Poitout
« Avec ce que j’ai mis de pesticides cette année, je ne les mangerais pas si j’étais toi ». Cette phrase d’un producteur de cerises du sud de la France me trottait dans la tête alors que je traversais les champs de blé de la région de l’Estrie avec ma voiture à électrons. Des odeurs de fumiers, un élevage de vaches, une forêt de pins, et cette phrase, qui revenait inéluctablement à la vue de ces champs. Comment un homme pouvait arriver à cette situation ? Vendre un produit que lui-même ne mangerait pas ? Est-ce toujours ainsi ? En m’arrêtant près d’une grange, j’espérais me libérer de cette phrase, de cette fâcheuse idée, cette terne réalité. A ma gauche, un panneau en bois, vieilli par les hivers et les tempêtes, où était gravé : « Jardins d’Arlington ». Je me gare près de la grange alors que Nasser Boumenna s’avance vers la voiture. Mr.Boumenna est un fermier bio de la région de l’Estrie. Outre le fait de découvrir sa ferme qui suit les principes de l’agroécologie, je cherche ici des réponses pour l’émergence d’un système plus durable du transport des denrées alimentaires.
À la découverte de la ferme
Tout commence dans la serre près de la grange. Des montants en bois, une bâche en plastique épaisse, deux grands radiateurs fonctionnant au mazout, puis, au sol, une multitude de jeunes pousses reposant sur des planches en bois. Ici, protégées des intempéries, les graines trouvent un environnement rêvé pour leur germination. Après quelques semaines, elles devront sortir pour être à l’air libre. Ça sera le moment de s’endurcir au contact des vents et des précipitations. C’est l’adolescence ! Par la suite, elles pourront trouver une place dans les terres ensoleillées afin de se développer pleinement. Ainsi va la vie des plantes au Jardins d’Arlington ! Goûteuses, elles seront dégustées dans les assiettes gourmandes des cuisiniers du dimanche. Et oui, n’oublions pas que tout cela a un but unique : Nourrir la population. Afin de lier cet objectif et le devoir écologique, Nasser Boumenna et sa femme Claire Lanctôt ont décidé de tout quitter pour se lancer dans l’agriculture, alors que l’un était musicien classique et que l’autre était directrice financière. Ils rêvaient d’une agriculture qui suit les règles de l’agroécologie, « le nouvel horizon pour l’agriculture », comme le souligne Michel Griffon.
L’agroécologie aux Jardins d’Arlington
- A quoi ressemble l’agroécologie ? On peut donner quelques exemples comme la rotation des cultures, qui est la succession dans le temps de plusieurs cultures sur le même champ, permettant entre autres de maintenir et améliorer la fertilité des sols. Aux Jardins d’Arlington, c’est Claire Lanctôt qui en a la charge. Sur six années, Claire Lanctôt doit planifier le type de cultures à planter et en quelle proportion les planter suivant un rendement et une demande donnée. Puis, entre les tomates et le maïs, on distingue des parcelles que l’on penserait presque abandonnées. Elles sont vertes, parfois même en fleurs. Ce sont des engrais verts. Composés ici de pois et d’avoine, fixateur d’azote, ces engrais verts, une fois fauchés, permettront d’enrichir le sol. Ainsi, on cesse l’utilisation d’engrais de synthèse. L’agroforesterie est une autre application. Aux Jardins d’Arlington, il y a des haies, divisant les parcelles de terrain. En plus d’être pourvoyeuses d’ombre, ce qui entraine une moindre consommation d’eau par les plantes, les feuilles de ces haies produisent un engrais naturel une fois tombées au sol. Puis, elles peuvent être fécondes ! Claire Lanctôt ramasse les cassis de ses cassissiers afin de cuisiner pour sa famille et ses amies de bonnes confitures, promesses de matinées heureuses. Enfin, on peut aussi parler de la méthanisation, l’utilisation de la décomposition des matières organiques pour produire du biogaz et de l’électricité. Cette dernière, non pleinement utilisée aux Jardins d’Arlington, pourra être source de bénéfices. Par exemple, pour chauffer la serre, aujourd’hui dépendante du mazout, on pourra utiliser demain des bio-carburants. Ainsi se dessine l’agroécologie aux Jardins d’Arlington.
L’agroécologie, qu’est-ce ?
À la suite de la crise pétrolière de 1973, « deux grands courants techniques sont apparus : d’une part l’abandon du labour profond avec charrue, responsable d’une érosion considérable et d’autre part le recours à la lutte biologique, c’est-à-dire à l’utilisation des ennemis naturels des ravageurs plutôt que de biocides issus de l’industrie chimique » (Ronan Lasbleiz, 2015). Le but est d’atteindre une «écologie intensive» et non pas une « agriculture intensive ». En effet, d’après Michel Griffon « ce qui est utilisé intensivement, ce sont les fonctionnalités écologiques, et non les apports chimiques » (Ronan Lasbleiz, 2015).
On change de paradigme : au lieu de nourrir les plantes en multipliant les intrants, on préserve le sol et son écosystème afin qu’il nourrisse les plantes. Le sol ne devient plus réceptacle pour plantes mais écosystème nourricier, vivant, et à préserver. Dans cet écosystème, il y a de la diversité. Aux Jardins d’Arlington, on cultive sur quelques acres du kale, des topinambours, 20 variétés de tomates, du maïs, du raisin de table, de l’aubergine, des épinards, des artichauts, des betteraves, j’en passe et des meilleurs.
Les derniers milles
Après avoir fait avoir longé les dernières parcelles au bord de la rivière, nous nous dirigeons vers la grange avec Nasser Boumenna. « Vous êtes un peu le Pierre Rhabi Canadien » plaisantais-je. Une plaisanterie qui tutoyait la réalité. Tous deux sont d’origine algérienne, ils pratiquent une agriculture durable, et il réside dans leurs voix une certaine sagesse et une compréhension du monde inspirantes. Arrivés à la grange, une certaine cacophonie régnait. Mère et fils étaient en train de discuter vivement d’un moyen plus efficace et simple pour réaliser l’inventaire. Ah, la comptabilité ! Ils se préparaient pour demain, jour de la confection et livraison des paniers sur Montréal. Il en faut de la nourriture pour nourrir cette ville. Pour une mégalopole de 10 millions d’habitants, c’est plus de 6000 tonnes de nourriture par jour à livrer (Caigné, 2011). Mais, comment faire parvenir tant de nourriture aux consommateurs ?
Doit-on privilégier les circuits longs ou les circuits courts ? Est-ce qu’en réduisant la distance producteur-consommateur, l’empreinte carbone est minimisée ? Quel est le poids des derniers kilomètres dans l’empreinte carbone des produits alimentaires ? Le moyen de transport utilisé importe-t-il plus que les kilomètres parcourus ? « L’écologie d’échelle » ou la minimisation de la consommation d’énergie par la concentration du transport existe-elle ? Pléthores de questions surgissent. D’ailleurs, les chercheurs ne sont pas unanimes sur les réponses à apporter. Toutefois, l’importance du problème est, quant à elle, unanimement soulignée ; comme nous l’avons mentionné dans un précédent article, le transport compte pour 50% des émissions totales de carbone dans la production des fruits et légumes (Matthews, 2008). On peut se procurer ces derniers directement à la ferme, dans son quartier sous forme de panier ou au marché, ou encore dans un supermarché.
La grande distribution en question
Pour les pays développés, la chaîne logistique qui assure l’approvisionnement de nos supermarchés est complexe et efficace, ce qui implique une empreinte carbone réduite. D’ailleurs, d’après Fabrice Flipo, maître de conférences en développement durable à Télécom Ecole de Management, « le scénario du supermarché de proximité auquel le client se rend à pied est de loin le meilleur sur le plan environnemental » (LCI, 2017). D’ailleurs, d’autres études (Walgren, 2006 ; Coley et al., 2006) affirment que « les systèmes de distribution de masse sont moins énergivores que les systèmes de distribution plus locaux » (Mundler, P. & Rumpus L., 2012). Toutefois, il existe des problèmes inhérents au paradigme de l’abondance de la grande distribution. Tout d’abord, il y a le gaspillage, intrinsèquement lié à la consommation de masse. « Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), le tiers des aliments produits chaque année dans le monde pour la consommation humaine est perdu ou gaspillé. Au Canada, c’est jusqu’à 40 % de la nourriture produite qui est gaspillée ; de ce montant, près de la moitié est jeté par le consommateur » (Equiterre, 2018). Le comportement des consommateurs est le facteur dominant du problème de gaspillage dans les pays développés. Un changement de comportement vers une certaine sobriété serait écologiquement bénéfique afin de diminuer l’empreinte carbone globale. Enfin, le moyen de locomotion pris par le consommateur pour se rendre au supermarché est source substantielle de pollution et est souvent non prise en compte dans l’empreinte carbone de l’industrie alimentaire. Comme le souligne Pablo Servigne en 2012, « un petit trajet en 4×4 de 3 km pour aller chercher des bananes au supermarché consomme plus de carburant par banane que leur trajet en bateau depuis les tropiques ».
Moi, c’est directement à la ferme :
En réponse aux circuits longs, on observe un foisonnement d’initiatives autour des circuits courts alimentaires. Les raisons peuvent être économique (meilleure redistribution de la plus-value aux producteurs), environnementale, ou encore sociale (déstructuration des communautés villageoise). L’une des initiatives consiste à s’approvisionner directement à la ferme. Ce moyen d’approvisionnement est-il acceptable écologiquement ? En étudiant le lien entre production locale et émission de gaz à effet de serre, une étude de 2008 portée par David Coley de l’Université d’Exeter au Royaume-Uni nous livre des éléments de réponse. Leur question était de savoir la distance maximale qu’un individu pouvait parcourir afin d’aller acheter ses légumes locaux sans annuler les bienfaits associés à la production locale. Ils ont démontré que si la personne parcourait une distance supérieure à 7,4 km afin d’acheter ses légumes bio chez un fermier, ses émissions carbones ont une tendance à être supérieures aux émissions du système agroalimentaire moderne (entreposage, transport vers un distributeur…) (David Coley, 2008). Cette étude soulève donc les limites du « consommer local ». Et si la ferme venait à nous ?
La route des paniers
Le soir venu, je restai manger chez Claire Lanctôt et Nasser Boumenna. Avec Claire, nous sommes allés cueillir quelques variétés de laitues et autres légumes. Dans ses yeux, une flamme. En la regardant ramasser tous les ingrédients pour la salade du soir, on pouvait distinguer, mêlé à une certaine fierté, un profond plaisir. Le plaisir de manger un produit de chez soi. Le plaisir de donner. Le plaisir de partager. Plaisir qui contraste avec la « fâcheuse réalité » du producteur de cerises imbibées de pesticides. J’ai retrouvé cette émotion chez Nasser Boumenna le matin suivant pendant la confection des paniers. Malgré l’ampleur du labeur, il pris le temps de me montrer les paniers. Ces paniers seront livrés à 4 points de chute sur Montréal, à 83 kilomètres de la ferme ; et ce, 3 à 4 fois par semaine afin de nourrir près de 300 familles. En plus, deux fois par semaine, les fermiers sont présents au marché Atwater, près du Canal Lachine à Montréal.
Une question demeure : ce moyen d’approvisionnement est-il efficace écologiquement ? D’après l’étude de Christophe Rizet et ses collègues en 2008, « concernant l’analyse énergétique des chaînes logistiques dans divers systèmes de distribution de fruits et légumes, les circuits courts sont pénalisés par les faibles quantités vendues malgré les petites distances parcourues ». En 2006, les professeurs Schlich Elmar et al. concluent même que « l’avantage apparent de distances moindres car limitées à la région peut être vite annulé par des faiblesses logistiques ». Ces études sont à contraster. En effet, les résultats de l’étude française menée par Patrick Mundler et Lucas Rumpus en 2012 montrent une bonne efficacité énergétique des livraisons par paniers par rapport aux systèmes de distribution de masse. Dans leur étude, ils démontrent qu’un panier moyen d’une valeur de 15 euros avait une efficacité énergétique de 10 grammes équivalent pétrole par euro (gep/€), par rapport à 20 gep/€ du supermarché étudié par Christophe Rizet en 2008. En d’autres mots, acheminer ce panier d’une valeur de quinze euros de produit depuis la sortie d’une exploitation jusqu’au domicile du consommateur représente une dépense d’énergie de 150 gep. Comme pour les Jardins d’Arlington, les fermes de l’étude de Patrick Mundler se situent ou délivrent une région caractérisée par « un habitat assez dense », comparées aux fermes étudiées par Christophe Rizet dans le Limousin, une région française. Ainsi, pour des fermiers qui délivrent des régions denses, la distribution locale en circuit court se trouve favorisée. Les circuits courts apparaissent comme des alternatives intéressantes à mettre en place afin de réduire l’empreinte carbone de nos aliments. Il y a cependant un devoir d’améliorer l’efficacité logistique de ces dernières comme par l’utilisation de solutions logistiques mutualisées.
Voie d’avenir, voie à construire
Les paniers sont prêts. Il est temps pour moi de quitter les Jardins d’Arlington. En voyant que des solutions viables étaient possibles pour demain, cette rencontre avec Claire Lanctôt et Nasser Boumenna m’a donné beaucoup d’espoir. En faisant la route à travers champs pour rejoindre la ville de Trois-Rivières, j’ai la drôle de sensation que depuis un demi-siècle, l’Homme s’est trompé. Il s’est trompé sur la manière de se nourrir, de cultiver sa nourriture. Comme une erreur de jeunesse, une partie de l’humanité s’est droguée à l’énergie, et désormais risque de rentrer dans une période de désintox forcée. La fête est finie !
Maintes alternatives apparaissent depuis quelques années, exemplifiées par les Jardins d’Arlington, fermer suivant les principes de l’agroécologie. Liés à ces alternatives, il nous faut repenser les chaînes logistiques. L’hypermarché, bien que bénéfique, a ses limites. Les circuits courts ont besoin d’améliorations. Basés sur les avancées de ces dernières années, c’est un véritable écosystème à repenser et à organiser. L’espoir est là, à portée de bras. C’est à nous de le faire éclore.
Remerciements
Je remercie Claire Lanctôt et Nasser Boumenna de m’avoir fait découvrir leur ferme et partager leurs vies et histoire – sacrée histoire ! Retrouvez les autres articles sur GaiaPresse et sur le site du Projet TransQuebec.
Bibliographie
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- COLEY, David, HOWARD, Marc et WINTER, Michael (2009) Local food, food miles and carbone emissions: A comparison of farm shop and mass distribution approaches. Food Policy, no34, p. 150-155.
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- Gaigné, Carl (2011). Urbanisation et durabilité des systèmes alimentaires; in: duAlIne – durabilité de l’alimentation face à de nouveaux enjeux. Questions à la recherche, Esnouf, C., Russel, M. et Bricas, N (Eds.), Rapport Inrad-Cirad (France), 96-111
- Lasbleiz Ronan ( Oct 2015) (L’agroécologie: Inscrire l’agriculture dans la transition”; Notes d’analyses – Développement durable – Sous la direction de Denis Stokkink – Pour la Solidarité – European Think & do Tank
- Laurence Valdés, (21/02/2018) ; ‘Courses en magasins ou en ligne, quel est le système le plus écolo ?’ LCI, Consulté le 01/08/2018 sur https://www.lci.fr/conso-argent/amazon-courses-en-magasin-ou-en-ligne-sur-internet-c-est-quoi-le-plus-ecolo-en-terme-d-empreinte-carbone-2079342.html
- Matthews, C. W. (2008, 04 16). Food-Miles and the Relative Climate Impacts of Food Choices in the United States. (A. C. Society, Éd.) ENVIRONMENTAL SCIENCE & TECHNOLOGY, 42(10), pp. 3508–3513.
- Mundler, P. & Rumpus, L. (2012). La route des paniers : Réflexions sur l’efficacité énergétique d’une forme de distribution alimentaire en circuits courts. Cahiers de géographie du Québec, 56(157), 225–241. doi:10.7202/1012220ar
- Pablo Servigne (2012) ‘Une agriculture sans pétrole’ Piste pour des systèmes alimentaires résilients ; Ed : Barricades, Culture alternatives
- RIZET, Christophe, BROWNE, Michael, LEONARDI, Jacques, ALLEN, Julian, PIOTROWSKA, Marzena, CORNELIS, Eric et DESCAMPS, Julien (2008) Chaînes logistiques et consommation d’énergie : Cas des meubles et des fruits et légumes. Contrat INRETS/ADEME no 05 03 C 0170
- SCHLICH, Elmar, BIEGLER, Ilona, HARDTERT, Bettina, LUZ, Michaela, SCHRODER, Susanne, SCHROEBER, Johanna et WINNEBECK, Sabine (2006) La consommation d’énergie finale de différents produits alimentaires. Un essai de comparaison. Courrier de l’environnement de l’INRA, no 53, p. 111-106.
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