Par Chloé Dioré de Périgny
Produits écoresponsables réputés pour leur apport nutritionnel, les algues marines font depuis quelques années leur apparition dans les assiettes des Québécois. Mais pour exploiter ces nouvelles protéines, il y a encore bien des défis à surmonter.
Sur les plages désertes de Douglastown, en Gaspésie, Gérard Mathar regarde la marée se retirer. L’homme marche sur les rochers, ses baskets usées aux pieds pour éviter les oursins, et entre dans l’eau glacée en serrant les dents. Il récupère dans son bac noir les feuilles entremêlées de dulse et de laitue de mer que les courants ont fait échouer sur les berges. Depuis huit ans déjà, le Gaspésien fournit ses cueillettes d’algues à quelques restaurants et épiceries de la région, en plus de tenir une boutique où il vend ces produits.
Car il n’y a pas que les poissons et les fruits de la mer dans les océans. Le Saint-Laurent regorge aussi d’algues marines. Aliments « santé » riches en fibres, minéraux et vitamines, mais pauvres en lipides, les algues offrent surtout un apport important en protéines et en vitamine B12, absente de tous autres végétaux terrestres. Pour 100g d’algues de porphyra ou de palmaria palmata séchées – communément appelées nori et dulse – on compte 36g de protéines, soit 10g de plus que pour le même poids de viande ou de poisson et deux fois plus que pour le tofu.
Un apport nutritionnel à nuancer
Karine Berger, chercheuse et nutritionniste à Merinov nous met en garde quant au message véhiculé sur l’apport nutritionnel des algues. « On parle des taux en protéines au 100g, mais personne ne mange 100g d’algues, nuance-t-elle. Une portion normale revient à peu près à 10g ».
Aussi, seulement 60 à 70% de ces protéines végétales sont assimilées par l’organisme. Pour pouvoir utiliser les protéines d’un aliment, notre corps doit libérer les acides aminés qui la composent à l’aide d’enzymes. Or, les algues contiennent beaucoup de fibres (polysaccarides) liées à ces protéines, qui vont camoufler les sites où ces enzymes digestives viennent libérer les acides aminés. Pour les rendre plus digestes, les algues devraient donc être fermentées.
Au-delà de cette digestibilité limitée, ces aliments contiennent de forts taux d’iode. Dans 10g de kombu, on en compte entre 250 et 650 microgrammes, pour un apport journalier conseillé de 150 microgrammes. Ces quantités sont 1000 fois plus élevées que la moyenne des fruits de mers, et 10 000 fois plus que les céréales. La nutritionniste propose de les blanchir et d’évacuer l’eau pour éliminer un maximum d’iode, ou encore de de les conserver congelées et ensuite les consommer cuites. Elle déconseille vivement cependant ces aliments en cas d’hyperthyroïdie.
Bref, malgré leur bon apport en acides aminés essentiels, les algues contiennent trop d’agents antinutritionnels et de contre-indications pour, à elles seules, remplacer les protéines traditionnelles. On commence aujourd’hui à les incorporer dans des produits comme le fromage, le tofu, voire même le pesto, pour profiter de ce surplus nutritionnel sans en consommer trop. Il y a cependant encore des recherches à faire, et quantité de nouveaux produits dérivés à explorer.
Une exploitation réglementée
Au Québec, on peut trouver près de 400 espèces d’algues dans les milieux marins. Encore aujourd’hui, la biomasse disponible est cependant difficile à déterminer. Les études menées ont été faites principalement sur les macroalgues brunes, dans certaines zones bien définies, laissant de côté une bonne partie des espèces. Jusqu’en 2014, le total des volumes de récoltes autorisés par le Ministère Pêche et Océans était de 700 tonnes par an, mais les quotas n’étaient atteints qu’à moitié.
Cela dit, aucun permis n’est nécessaire pour récupérer les algues à la dérive. « Elles sont là, sous la main, affirme Gérard Mathar, il y en a de toutes sortes, pour tous les goûts, et en quantité suffisante pour alimenter le marché ».
Karine Berger, chercheuse industrielle et nutritionniste à Merinov, nuance : les algues cueillies dans la nature respectent peu les normes de consommation humaine ; elles sont souvent exposées au soleil, à la dérive pendant des jours, mélangées à plusieurs autres espèces, et il est impossible de les dater précisément.
Sébastien Brennan-Bergeron, directeur général de l‘entreprise de culture et transformation d’algues Seabiosis, ajoute qu’il est difficile de mesurer l’impact réel de la cueillette sur l’environnement. Les algues se renouvellent tous les ans contrairement aux arbres qui en demandent dix, mais elles ne poussent que sur les milieux solides. A long terme, le renouvellement naturel de leur biomasse ne pourra supporter une exploitation en croissance comme elle l’est aujourd’hui. C’est ainsi qu’au lieu de les cueillir, Sébastien et sa femme Élisabeth ont décidé de les produire. « Rien ne vaut la mariculture, dit-il, on en ajoute dans les milieux au lieu d’en enlever ! »
Cultiver les laminaires sucrées
Contrairement à la culture de végétaux terrestres, faire pousser des algues n’a pas d’impact sur l’environnement : aucun pesticide, aucun produit chimique, aucune terre arable nécessaire. Les laminaires de Sébastien sont cultivées à même la baie de Cascapédia, près de New Richmond en Gaspésie, sur des cordes tendues entre deux blocs de béton. Elles ont aussi l’avantage de filtrer les milieux marins grâce à la photosynthèse. A l’échelle mondiale, les algues produisent plus d’oxygène que tous les arbres réunis !
Mais la mariculture pose des problèmes techniques à maîtriser. Cultiver des végétaux dans le Saint-Laurent implique de faire face aux rudes hivers québécois. Cette année, le couple a perdu toute sa production à cause de rondins de bois emportés à la fonte des glaces qui ont endommagé les filières. L’année précédente, il n’avait obtenu que 10% de ce qu’il pensait produire.
À Merinov, les chercheurs étudient à quelle profondeur les algues doivent être placées pour passer l’hiver sans être abîmées. Isabelle Gendron-Lemieux, chercheuse industrielle, suggère de les positionner à 7m de fond à l’automne. Trop basses, elles n’auront pas assez de lumière pour se développer et être récoltées au début de l’été ; trop hautes, elles se retrouveront emprisonnées des glaces.
Pour éviter les problèmes du climat, les chercheurs étudient aussi la culture en bassin, qui permet de contrôler la température de l’eau et la lumière. Cette méthode n’est cependant pas adaptée à la laminaire sucrée, communément appelée kombu, la seule espèce aujourd’hui cultivée au Québec. Cette algue brune à l’allure d’une grosse pâte à lasagne dentelée peut atteindre les cinq mètres de longueur ! Pour en produire une tonne, Sébastien Brennan-Bergeron raconte qu’il faudrait construire un bassin de la taille d’une piscine olympique, sans compter les investissements d’électricité pour la lumière et l’alimentation des pompes.
Au-delà des difficultés de production, le couple de Seabiosis a dû également faire face à des consommateurs réticents quand il a commencé à commercialiser ses produits en 2017. Sébastien se remémore ses petits paquets de 50g de kombu surgelé, en magasin, que personne n’achetait. Un échec.
Il y a dix ans, personne ne mangeait d’algues au Québec ; aujourd’hui encore, bien peu de Québécois savent comment les cuisiner. Karine Berger explique que c’est un produit nouveau, qu’il faut l’introduire progressivement dans des aliments déjà connus, afin de laisser le temps à nos palais de se faire au goût de ces « légumes de mer ».
À propos de l’auteure : Chloé Dioré de Périgny est étudiante en journalisme à l’Université de Montréal après avoir été diplômée en Mathématiques et en Histoire de Sorbonne Université à Paris. Elle a grandi à Madagascar, et a eu l’occasion de parcourir plusieurs pays avant de s’installer depuis peu au Québec. Elle est particulièrement sensible aux questions environnementales, scientifiques et sociales.
(Photos: Pixabay)
SOURCES
SITES CONSULTÉS :
– https://aliments-nutrition.canada.ca/cnf-fce/index-fra.jsp
– http://www.dfo-mpo.gc.ca/stats/stats-fra.htm
– http://www.merinov.ca/fr/transformation-et-valorisation/services-et-activites/recherche-et-developpement publications en valorisation consultées
– http://alguequebec.org/mission-et-objectifs/
– https://www.passeportsante.net/fr/Nutrition/EncyclopedieAliments/Fiche.aspx?doc=algue_nu
– http://www.merinov.ca/fr/aquaculture/especes-cultivees-elevees/algues rapports de recherche et développement
– http://www.fao.org/fishery/information/fr
– http://www.fao.org/news/story/fr/item/10130/icode/
– http://exploramer.qc.ca/les-etablissements-certifies-fourchette-bleue/
– http://bibliomer.ifremer.fr/documents/fiches/Coproduits_vf.pdf
– http://archimer.ifremer.fr/doc/2009/these-6918.pdf
– http://semaphore.uqar.ca/1284/1/Paul_Resseguier_novembre2016.pdf
– http://www.fao.org/docrep/011/y5936f/y5936f00.htm
OUVRAGES :
– Marcel Daneau, Les pêches maritimes au Québec : enjeux économiques et intervention de l’Etat, Presses Université Laval, 1991.
– Roch Côté, L’annuaire du Québec, Les Editions Fides, 2002.
– L. S. Parsons, Conseil national des recherches du Canada, La gestion des pêches maritimes au Canada, NRC Research Press, 1995.
ENTREVUES :
– Karine Berger, nutritionniste et chercheuse industrielle à Merinov
– Isabelle Gendron-Lemieux, chercheuse industrielle spécialisée sur les algues marines à Merinov.
– Gérard Mathar, entreprise Gaspésie Sauvage, cueilleur et vendeur d’algues.
– Sébastien Brennan-Bergeron, directeur général de Seabiosis.
– Marie-Gil Fortin, chercheuse industrielle spécialisée sur la valorisation des coproduits à Merinov.
– Daniel Quessy, poissonnier des Délices de la mer du marché Jean Talon.
– Amine Badri, directeur recherche et développement au CRBM.
– Éric Tamigneaux, docteur en biologie de l’Université Laval et chercheur industriel à Merinov.
– Lucie Beaulieu, professeure et chercheuse à l’INAF à l’Université Laval. Par téléphone.
– Paul Resseguier, maître en gestion des ressources maritimes à l’UQAR, mémoire sur l’utilisation des coproduits de crevettes.
– Sandra Gauthier, directrice générale du musée Exploramer.
– Thomas Picard, directeur général des poissonneries Les Délices de la mer.