Le défi : 10 milliards d’humains à nourrir en 2050. Et si la solution passait par la mer, riche en protéines sous-valorisées et gaspillées ? Mais les obstacles sont de taille.
Par Chloé Dioré de Périgny
Marché Jean Talon, un après-midi d’été. Devant la poissonnerie Délices de la Mer, quelques passants observent les homards vivants entassés dans leur bac de verre. En vitrine à côté, les typiques espèces du Saint-Laurent : flétans, crevettes nordiques, saumons et truites. Mais pas uniquement. Un amas d’oursins verts attire mon regard. « Ils viennent tout droit du Bic », me lance Daniel, derrière son comptoir. Le Québécois en saisit un dans la vitrine, le coupe en deux, et me le tend. Un oursin comme cela, tout seul, sans rien ? Je prends la bête délicatement pour éviter les piquants, et tente d’attraper à la fourchette en plastique le corail de l’échinoderme. J’hésite en observant le contenu gluant dans lequel baigne la partie comestible. Mais, à ma grande surprise, je découvre un goût fin, salé et iodé. Un goût qui rappelle la mer.
Les estuaires du Saint-Laurent regorgent d’espèces qui, comme les oursins verts, peinent à trouver leur place sur les tables et marchés québécois. Certaines poissonneries tentent aujourd’hui de les présenter sur les étals, aux côtés des poissons plus traditionnels. Depuis 2009, la liste Fourchette Bleue du musée d’océanographie Exploramer de Sainte-Anne-des-Monts présente les couteaux de mers, bourgots, turbots et autres poissons et crustacés oubliés que le musée certifie, afin de leur donner de la visibilité. « Il y a dix ans, personne ne mangeait de Baudroie d’Amérique au Québec ; aujourd’hui, grâce à l’action de Fourchette Bleue, plus aucun pêcheur ne la rejette à la mer », se réjouit Sandra Gauthier, la directrice générale.
Introduire de nouveaux produits dans les assiettes des Québécois n’est cependant pas une tâche facile. Une espèce comme le phoque, en surpopulation dans le golfe du Saint-Laurent, gagnerait à être exploitée en agroalimentaire, mais seuls les autochtones du Nord québécois ont appris à en apprécier le goût. De même pour le concombre de mer, plutôt fade et à l’aspect peu ragoûtant, qui rebute la clientèle. Pourtant, l’animal a un apport en protéines de 20g au 100g (67g au 100g s’il est séché) ; il est une très bonne source en vitamines, en fer et en oméga-3 avec très peu de matière grasse.
Après avoir traversé l’Atlantique pour faire sa maîtrise en gestion des ressources maritimes à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), Paul Resseguier témoigne qu’en France et ailleurs, sur les littoraux, les gens ont l’habitude de manger ce qui est à leur portée. « Au Québec, il n’y a pas d’appropriation du terroir, même pour ramasser un homard à la main il faut un permis ! Comment voulez-vous faire connaître les espèces locales si on n’a pas le droit de les pêcher ? ».
Des protéines à la mer !
Pour commencer au bas de la chaîne de valorisation des pêcheries, il suggère de commercialiser au moins les « prises accessoires », ces petits poissons recueillis dans les filets par inadvertance et rejetés à la mer, où la plupart ne survivront pas. Rien que pour les pêcheries de casier à homard et au crabe des côtes atlantiques canadiennes, on évalue à 25 000 tonnes le gaspillage annuel.
Marie-Gil Fortin, chercheuse industrielle au Centre d’innovation de l’aquaculture et des pêches du Québec Merinov, étudie le potentiel de récupération de ces prises (le by-catch). « On se débarrasse de ces sources incroyables de protéines, car ces poissons sont trop petits pour en faire des beaux filets ». Elle propose de les réutiliser pour en faire des concentrés de farine, ou des produits alimentaires transformés (pâtés, soupes de poisson, etc.).
Mais il est difficile d’estimer l’état général de la situation, car une bonne partie des captures accidentelles est directement remise à l’eau sans être recensée. Selon l’ONU, les prises accessoires représenteraient 5,4% de la pêche crevettière, alors que le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) évalue leur proportion à 1,7%.
Une loi sur l’obligation de ramener ces prises aux quais pourrait-elle être la solution pour les exploiter davantage ? Pour Paul Resseguier, c’est une fausse-bonne idée. Il témoigne qu’en France, on a voté une telle loi, pour se rendre compte ensuite qu’aucun port n’avait la capacité de traiter ces espèces accessoires ramenées. Les poissons s’accumulent alors dans les ports et ne sont pas commercialisés. « En deux coups de chaluts, dit-il, les pêcheurs remplissent leur cale de poissons pour lesquels ils ne seront pas même pas rétribués ».
En effet, le potentiel commercial du « by-catch » est limité. Amine Badri, directeur de la recherche et du développement au Centre de recherche en biotechnologies marines (CRBM) à Rimouski, explique que les poissons pris dans les filets de pêche des crevettes sont variables et ne respectent ni les normes de taille des marchés, ni les quotas déterminés. Seuls les poissonneries locales et les restaurants pourraient être intéressés par de tels lots.
Pire encore, si on développait de nouveaux marchés pour ces prises accessoires, il y aurait danger de créer une pression sur de nouvelles espèces. « Il serait préférable, suggère Amine Badri, de commencer par tirer parti à 100 % de ce qu’on récolte déjà : les 20 000 tonnes de résidus de la transformation des poissons et fruits de mer que l’on jette, alors qu’elles ont un fort potentiel alimentaire ».
Paul Resseguier cite en exemple les crevettes nordiques, dont seulement 3% du tonnage est vendu sous forme de crevettes entières et 30% en chair décortiquée. Le reste, c’est des coproduits : carapaces, têtes, parties d’abdomen et œufs, obtenus à la fin des chaines de transformation. Ils sont considérés comme des déchets, alors qu’ils pourraient être utilisés comme matière première dans de nouveaux produits à valeur ajoutée.
Il en va de même pour la plupart des poissons de fond, vendus seulement en filets. Ou les oursins verts dont on ne consomme que les gonades. Ou les pétoncles pour leur muscle. Avant même de se rendre à la poissonnerie ou chez le grossiste, ces espèces font un petit détour à l’usine où ces parties sont extraites mécaniquement pour être envoyées sur les marchés. Parmi les 55 000 tonnes de produits marins transformées chaque année au Québec, les coproduits représentent, selon les espèces, entre 30 et 70%. Si les carapaces contiennent peu d’apport nutritif, ce n’est pas le cas des têtes, pattes et morceaux de chair restés accolés aux carapaces, riches en protéines et en acides gras insaturés (oméga-3), minéraux et antioxydants.
Une seconde vie pour les coproduits
Plusieurs approches ont été mises au point par des industriels pour exploiter ces matières sous-valorisées. De la farine issue de la compression des carapaces de crevettes est désormais produite çà et là au Québec, mais elle est utilisée surtout comme assaisonnement ou aromate. L’entreprise Océan NutraSciences s’est lancée à Matane dans la concentration de protéines pures : les coproduits sont broyés et la séparation des nutriments est faite par hydrolyse enzymatique. Cette réaction chimique va découper la chaîne d’acides aminés qui compose les protéines, au niveau des liaisons, appelées liaisons peptidiques. On obtient un hydrolysat protéique, formé de ces acides aminés, polypeptides et peptides détachés, séparé des lipides et minéraux. Ce produit final peut ensuite être utilisé à des fins médicales et diététiques, comme complément alimentaire.
Après avoir rédigé son mémoire de maîtrise à l’UQAR sur la valorisation des coproduits de crevettes, Paul Resseguier a mis au point une recette de croustilles apéritives faites à partir de ces résidus. Lucie Beaulieu, professeure agrégée de l’Institut sur la nutrition et les aliments fonctionnels, depuis l’Université Laval, évoque aussi un projet de récupération des effluents liquides des usines de transformation, en cours dans les centres de recherche de Gaspésie. « Dans les résultats d’analyse, dit-elle, les eaux de cuisson, surtout du crabe, se sont avérées très riche en protéines, minéraux et composés aromatiques, et pourraient être incorporées dans des soupes et bouillons ».
Cependant, pour mettre en œuvre ces projets, de gros obstacles sont encore à surmonter. Les investissements nécessaires sont considérables pour des produits trop souvent à faible valeur ajoutée. Les entreprises de transformation se lancent dans la valorisation, car elles doivent trouver quoi faire de cette matière organique qui sera bannie des sites d’enfouissement au Québec d’ici 2020. Mais elles ne tirent pas encore de profit du processus. Les farines de crevettes produites sont envoyées en Europe du Nord à un coût qui ne rembourse que la production, c’est seulement là-bas qu’elles sont valorisées comme intrants. « Le système n’est pas rentable, déclare Amine Badri. La biomasse est présente, mais les usines sont trop petites pour pouvoir fournir un éventuel marché, et trop espacées les unes des autres pour une mise en commun de leurs résidus ».
En outre, les entreprises ciblent des marchés différents et ne communiquent pas. L’exemple type ? ABK-Gaspésie, qui extrayait les protéines des résidus de crevettes nordiques pour en faire des concentrés de saveurs et suppléments alimentaires. Et Marinard Biotech, qui produisait du chitosane pour purifier les eaux de piscines à partir des carapaces, mais rejetait toutes les protéines. « Les deux entreprises ont fait faillite pour des histoires de marché, soutient Paul Resseguier, si elles avaient travaillé ensemble cela n’aurait peut-être pas été le cas ».
Enfin, le marché de consommation humaine ajoute aussi des contraintes sanitaires. « On ne peut pas récupérer des coproduits tombés au sol ou dans une benne pour en faire de la farine », explique Marie-Gil-Fortin. Il faut un transport réfrigéré dans des voies certifiées, réfléchies au préalable, d’un bout à l’autre de la chaîne.
Dans ce contexte, la production de suppléments alimentaires et de concentrés de protéines est plus prometteuse, mais les entreprises présentes produisent de trop faibles volumes pour des marchés de masse. Finalement, aujourd’hui, ce sont les secteurs pharmaceutiques et cosmétiques qui sont les plus rentables. « Les entreprises pensent qu’utiliser les coproduits en alimentaire, c’est essayer de transformer du plomb en or », déplore Paul Resseguier. Trop d’investissements, trop de temps et trop d’aménagements. Il conclut que le potentiel existe, mais qu’il faudrait une nouvelle génération qui y croie pour reconstruire le modèle d’affaire.
Qu’il s’agisse de résidus industriels des poissonneries ou d’espèces sous-exploitées, le Saint-Laurent est une corne d’abondance : un plan d’eau naturel peu pollué, qui regorge d’espèces sauvages de qualité et permet une mariculture écoresponsable.
Depuis une dizaine d’années, la pêche aux nouvelles protéines est lancée, mais elle reste encore balbutiante et difficile à rentabiliser.
À propos de l’auteure : Chloé Dioré de Périgny est étudiante en journalisme à l’Université de Montréal après avoir été diplômée en Mathématiques et en Histoire de Sorbonne Université à Paris. Elle a grandi à Madagascar, et a eu l’occasion de parcourir plusieurs pays avant de s’installer depuis peu au Québec. Elle est particulièrement sensible aux questions environnementales, scientifiques et sociales.
(Photos: Pixabay)
SOURCES
SITES CONSULTÉS :
– https://aliments-nutrition.canada.ca/cnf-fce/index-fra.jsp
– http://www.dfo-mpo.gc.ca/stats/stats-fra.htm
– http://www.merinov.ca/fr/transformation-et-valorisation/services-et-activites/recherche-et-developpement publications en valorisation consultées
– http://alguequebec.org/mission-et-objectifs/
– https://www.passeportsante.net/fr/Nutrition/EncyclopedieAliments/Fiche.aspx?doc=algue_nu
– http://www.merinov.ca/fr/aquaculture/especes-cultivees-elevees/algues rapports de recherche et développement
– http://www.fao.org/fishery/information/fr
– http://www.fao.org/news/story/fr/item/10130/icode/
– http://exploramer.qc.ca/les-etablissements-certifies-fourchette-bleue/
– http://bibliomer.ifremer.fr/documents/fiches/Coproduits_vf.pdf
– http://archimer.ifremer.fr/doc/2009/these-6918.pdf
– http://semaphore.uqar.ca/1284/1/Paul_Resseguier_novembre2016.pdf
– http://www.fao.org/docrep/011/y5936f/y5936f00.htm
OUVRAGES :
– Marcel Daneau, Les pêches maritimes au Québec : enjeux économiques et intervention de l’Etat, Presses Université Laval, 1991.
– Roch Côté, L’annuaire du Québec, Les Editions Fides, 2002.
– L. S. Parsons, Conseil national des recherches du Canada, La gestion des pêches maritimes au Canada, NRC Research Press, 1995.
ENTREVUES :
– Karine Berger, nutritionniste et chercheuse industrielle à Merinov
– Isabelle Gendron-Lemieux, chercheuse industrielle spécialisée sur les algues marines à Merinov.
– Gérard Mathar, entreprise Gaspésie Sauvage, cueilleur et vendeur d’algues.
– Sébastien Brennan-Bergeron, directeur général de Seabiosis.
– Marie-Gil Fortin, chercheuse industrielle spécialisée sur la valorisation des coproduits à Merinov.
– Daniel Quessy, poissonnier des Délices de la mer du marché Jean Talon.
– Amine Badri, directeur recherche et développement au CRBM.
– Éric Tamigneaux, docteur en biologie de l’Université Laval et chercheur industriel à Merinov.
– Lucie Beaulieu, professeure et chercheuse à l’INAF à l’Université Laval. Par téléphone.
– Paul Resseguier, maître en gestion des ressources maritimes à l’UQAR, mémoire sur l’utilisation des coproduits de crevettes.
– Sandra Gauthier, directrice générale du musée Exploramer.
– Thomas Picard, directeur général des poissonneries Les Délices de la mer.