Tout le monde conviendra qu’embarquer dans un avion dont les instruments de bord sont défectueux serait extrêmement risqué, sinon suicidaire. Alors pourquoi les autorités de tous bords ferment-elles les yeux sur une défaillance majeure de nos instruments de bord climatiques quant au potentiel de réchauffement du méthane? Cet aveuglement insensé a permis aux États-Unis d’encourager massivement la fracturation hydraulique du gaz de schiste. Or, une étude récente de scientifiques de Harvard, publiée dans Geophysical Research Letters, faite à l’aide d’observations de surface et du satellite GOSAT-Ibuki, le premier destiné à l’étude des gaz à effet de serre, démontre que les émissions de méthane aux États-Unis ont augmenté de 30% entre 2002 et 2014! Cette hausse annule tous les gains faits simultanément par le pays dans la réduction des émissions de dioxyde de carbone! Cet aveuglement induit aussi la conclusion implacable de l’AQLPA dans son mémoire déposé au Ministère de l’énergie et des ressources naturelles dans le cadre des deux Évaluations environnementales stratégiques(ÉES) sur Anticosti et les hydrocarbures: toutes les études demandées par le Gouvernement du Québec dans le cadre de ces ÉES sous-estiment fortement les émissions réelles de gaz à effet de serre de la filière gazière.
Il s’ensuit que le cout d’exploitation envisagé de tels projets, à Anticosti, mais aussi en Gaspésie et à Old Harry, mesuré à l’aune de notre timide bourse carbone, est doublement sous-évalué : des millions de tonnes en équivalent dioxyde de carbone (eCO2) passent aux oubliettes; elles ne sont tout simplement pas comptabilisées dans le calcul des émissions à moyen terme, mais elles auraient en revanche un effet bien réel sur le climat. Et les émissions effectivement prises en compte le seraient donc à un prix qui ne reflèterait pas le cout social réel des gaz émis. Bref on se donnerait une fausse bonne conscience à rabais. Double illusion, double piège, presque une double arnaque climatique!
Expliquons. Pour envisager la rentabilité d’un projet d’exploitation, à Anticosti ou ailleurs, plusieurs hypothèses sont posées dont les réserves disponibles, le taux d’extraction ou de récupération, le taux de déclin des puits, les prix de vente anticipés du pétrole ou du gaz. Certaines sont fondées ou discutables, d’autres erronées. Le géologue Marc Durand a par exemple relevé une erreur importante dans l’étude AEC01&02 ayant pour effet de doubler les quantités de pétrole extractibles sur Anticosti, valeurs qui sont ensuite reproduites dans plusieurs autres études des ÉES (dont GEC5). Ceci a évidemment pour conséquence de gonfler de manière indue les bénéfices anticipés.
Les prémisses invisibles
Dans la colonne des couts, d’autres prémisses et hypothèses discutables sont posées. Limitons- nous ici aux émissions de gaz à effet de serre. Il faut envisager l’évolution du prix de la tonne équivalent CO2, les taux de fuite de gaz, (émissions fugitives), la présence ou non de dispositifs de récupération du gaz et évidemment les émissions liées à la machinerie utilisée sur place. Concernant les émissions fugitives, plusieurs études indépendantes récentes faites à l’aide de satellites, de mesures aériennes ou de terrain, montrent qu’elles ont été fortement sous-évaluées aux États-Unis par l’industrie et même par l’EPA, l’agence américaine de l’environnement (cf étude ci-haut en hyperlien). Il faut aussi savoir que les inévitables émissions fugitives après la fermeture des puits de gaz de schiste ne sont comptabilisées nulle part. Pourtant, 85% du gaz du sous-sol reste en place après exploitation, la géologie du sous-sol est fracturée sur de vastes volumes et les bouchons de ciment ne sont ni éternels, ni contrôlés…
Mais une autre donnée fondamentale est passée sous silence : le potentiel de réchauffement planétaire (PRP) du méthane. Cette question a été abordée à quelques reprises par l’AQLPA dans des communiqués ou des fiches techniques, et il faut y revenir à nouveau pour appréhender les enjeux économiques qui se cachent derrière cette omission.
L’AQLPA a attiré l’attention dès 2014 sur le fait que le PRP du méthane retenu par Québec pour calculer ses émissions était caduc depuis qu’il a été révisé à la hausse lors de la Conférence des parties de Varsovie fin 2013 (CdP19). Mais les Évaluations environnementales stratégiques devaient se baser sur quelque chose pour faire leurs projections d’émissions de gaz à effet de serre. La comparaison a été faite avec des gisements et des pratiques analogues aux États-Unis et donc avec le potentiel de réchauffement caduc conventionnellement en usage jusqu’en 2013. Serait-ce pour cette raison que cette question a été simplement ignorée ou discrètement évacuée de la discussion des hypothèses dans les études des Évaluations environnementales portant sur les GES1?
Ce potentiel de réchauffement planétaire (Global Warming Potential) constitue pourtant une donnée fondamentale d’évaluation des impacts climatiques d’un gaz autre que le CO2. On sait aussi que le potentiel de réchauffement du méthane (CH4), comparé à celui du CO2 le plus important des GES, varie dans le temps en fonction du cycle de vie de la molécule : il est plus important à court et moyen terme qu’à long terme. Depuis 20 ans, il a également augmenté plus vite sur le court et moyen terme que sur le long terme comme on peut le voir dans les courbes de tendances du graphique ci-dessous.
La flèche rouge pointe l’écart entre le potentiel de réchauffement sur 100 ans de 25 fois celui du CO2, valeur qui doit désormais être utilisée dans les inventaires – depuis son adoption en 2013 – et le potentiel du méthane fossile de 87 fois celui du CO2 sur 20 ans qui est tout simplement ignoré dans les statistiques et inventaires. Il en résulte un réchauffement fantôme massif.
Le potentiel de réchauffement du méthane a augmenté au fil des ans et des différents rapports du GIEC en raison de réévaluations scientifiques de son impact, notamment de l’intégration des effets indirects du méthane, de ses rétroactions sur le cycle du carbone à travers certains sous- produits comme l’ozone ou simplement de l’augmentation de sa concentration.2
Le potentiel de 21 a été utilisé pendant près de 20 ans par tous les inventaires jusqu’à sa révision officielle lors de la COP19 de Varsovie en décembre 2013. La COP19 a alors adopté la valeur de 25 même si le rapport du GIEC sur la physique du climat publié en septembre 2013 venait de réviser la valeur sur 100 ans du PRP du méthane biogénique à 34 et celle du méthane fossile à 36. Cette valeur de 36 représente une hausse de 71 % du potentiel de réchauffement du méthane sur un horizon de 100 ans par rapport aux données des études des Évaluations environnementales stratégiques qui s’appuient sur un PRP de 21. Autrement dit, les études que Québec a reçues pour les Évaluations environnementales stratégiques d’Anticosti et sur les hydrocarbures sous- estiment sur 100 ans le potentiel de réchauffement réel du méthane d’origine fossile de 71% !
Le « jugement de valeur » de l’horizon temporel
C’est déjà significatif. Mais il y a plus. La convention est d’évaluer le potentiel de réchauffement des autres GES que le CO2 sur une base de 100 ans uniquement. Notamment afin de faciliter les comparaisons internationales. Le GIEC affirme pourtant dans son dernier rapport que le choix d’évaluer les GES sur un horizon de temps spécifique ne s’appuie pas sur une base scientifique mais repose sur « un jugement de valeur qui attribue un poids relatif aux effets selon les différentes périodes de temps ».3
Or nous avons vu que sur un horizon de 20 ans, le GIEC attribue maintenant à la molécule de méthane fossile un effet 87 fois plus puissant que celle de CO2. Si l’on utilisait ce potentiel du méthane fossile calculé sur 20 ans, il faudrait multiplier par 3,5 fois le PRP du méthane sur 100 ans retenu par Québec pour son bilan de 1990-2013 (87/25) et multiplier par 4,14 les valeurs retenues par les études des ÉES (87/21)!
Mesurer le potentiel de réchauffement du CH4 sur 20 ans répondrait à une logique certaine : c’est une période qui correspond davantage au cycle de vie de la molécule (12 ans) et elle est calée sur la durée d’opération des puits de gaz ou de pétrole de schiste. Mais elle aurait des incidences majeures sur le calcul des émissions de GES de l’industrie pétrolière et gazière et augmenterait donc leur cout d’opération dans un régime assujetti à un prix carbone. C’est un enjeu économique non négligeable au moment où le gouvernement Couillard pousse de l’avant divers projets de gaz naturel liquéfié notamment au motif d’un avantage supposé du gaz naturel en matière de lutte contre le réchauffement planétaire.
De combien les émissions de GES pourraient-elles concrètement augmenter en utilisant le PRP sur 20 ans ? On peut en avoir une idée approximative en prenant un raccourci avec les données récemment publiées. Le graphique reproduit ci-dessous, tiré de l’inventaire des émissions de GES du Québec 1990-2013, compare les émissions calculées selon le nouveau potentiel officiel de 25, avec celles de l’inventaire 1990-2012, calculées selon l’ancien potentiel de 21 et ce, sur toute la série de données. On constate que le profil de la courbe ne change quasiment pas, mais qu’elle se situe plus haut sur l’axe des quantités absolues émises, entre 2,2 et 3,5% de plus pour chacune des années, dit le Ministère du développement durable, de l’environnement et de la lutte contre les changements climatiques (MDDELCC).
La valeur relative des émissions de la série 1990-2013 demeure en gros la même – c’est-à-dire qu’elle augmente ou diminue du même écart par rapport à la série 1990-2012. Le ministère, ou son ministre, peuvent donc toujours clamer que l’objectif de réduction par rapport à 1990 est atteint, alors qu’en fait les quantités absolues émises en tonnes équivalent CO2 ont, elles, augmenté, elles se retrouvent plus haut sur l’échelle des émissions sur toute la série de données.
Altimètre défectueux et réchauffement fantôme
C’est un peu comme si dans un avion, après recalibrage des instruments de bord, le pilote se vantait d’avoir franchi la même altitude entre deux points du trajet mais en volant plus haut, donc en nous éloignant davantage de la destination finale qui est d’atterrir (ou d’arriver à zéro émission)…
Considérant que le rapport entre cette hausse de 19% du PRP et la hausse minimale de 2,2% des émissions globales du Québec nous donne un facteur de division de 8,63 (19/2,2) on peut estimer, toutes choses égales par ailleurs, que si l’on avait pris en compte la valeur du PRP du méthane de 87 sur 20 ans pour recalculer les émissions québécoises, cela donnerait une hausse minimale de 48% des émissions du Québec en équivalent CO2 sur toute la série de données. C’est majeur !4
Force est d’admettre que la métrique actuellement utilisée pour calculer le potentiel de réchauffement planétaire du méthane nous masque totalement les effets réels qu’il entraîne sur le climat à court et moyen terme.
Pour l’AQLPA toutes les estimations, évaluations et projections qui ne tiennent pas compte de ce fait reviennent à pratiquer un aveuglement volontaire mortifère. Dans les conditions ici décrites, croire que le recours au gaz naturel s’inscrit dans une transition énergétique vers une économie décarbonée procède d’une fiction totale! Elle est certainement commode pour certains intérêts mais c’est une illusion qui ne garantit aucunement un ralentissement du réchauffement planétaire.
Au contraire même, étant donné ce qui précède, favoriser l’usage du gaz naturel, en particulier lorsque produit par fracturation hydraulique, ne peut qu’accélérer le réchauffement planétaire dans les prochaines décennies ! 5 Ainsi, l’étude mentionnée en introduction affirme que la hausse des émissions de méthane aux États-Unis pourrait expliquer entre 30% et 60% de la nouvelle hausse globale des concentrations de méthane mesurée dans l’atmosphère depuis une décennie.
Le refus de prendre en compte l’effet à court terme du méthane sur le réchauffement global revient à piloter un avion avec un altimètre défectueux qui indique une altitude supérieure à l’altitude réelle. Nous sommes trompés sur la trajectoire véritable de notre aéronef. C’est le crash assuré à l’approche de la piste d’atterrissage !
1 Par les études AENV01 et GENV30 notamment mais aussi ATVS02, l’analyse avantage-cout de l’exploitation éventuelle des énergies fossiles d’Anticosti. L’étude GENV30 censée évaluer l’intensité des émissions de GES des éventuels sites de production n’évoque aucunement la notion de PRP et ne fournit aucune valeur.
2 Les valeurs de PRP retenues ici du rapport AR5 2013 sont celles qui intègrent les rétroactions sur le cycle du carbone et celles du méthane fossile, légèrement supérieures aux potentiels du méthane biogénique. Le GIEC dit lui-même que les valeurs intégrant les rétroactions sur le carbone sont les plus probables (voir IPCC, WG1, AR5, chap. 8, tableau 8.7 et p.714). Il est intéressant de noter que les valeurs de potentiel retenues dans le résumé à l’intention des décideurs du rapport du GIEC AR5, sont les valeurs plus faibles qui n’intègrent pas les rétroactions sur le cycle du carbone (PRP de 28 sur 100 ans et 84 sur 20 ans).
3 IPCC, WG1, AR5, chap. 8, p.711-712. (Notre traduction)
4 Le calcul de cette hausse des émissions par rapport au niveau actuel s’estimerait comme suit : 87/21 = 4,14; 4,14/8,63 = 0,48.
5 Seul le biométhane, qui n’est pas d’origine fossile et en majeure partie renouvelable, peut mériter le label d’une énergie de chauffe à impact relativement neutre sur le climat. Ici aussi cela dépend des taux de fuite du méthane sur toute la chaine de production, de distribution et de consommation. Par ailleurs, il faut également noter un point positif pour le méthane: la combustion du gaz naturel produit moins de suies et de contaminants dans l’air que la combustion du pétrole ou du charbon.
Alain Brunel Cofondateur et conseiller climat énergie de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) Alain Brunel est cofondateur et directeur climat énergie pour l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) depuis août 2013. Il détient un diplôme d’études approfondies en sociologie de l’action organisée de l’Institut d’études politiques de Paris et d’une maîtrise en sociologie du travail de l’université Paris X Nanterre. Consultant pendant 16 ans en santé, sécurité et conditions de travail, dont 10 ans pour l’un des plus importants cabinets français de cette spécialité, il a réalisé près d’une centaine d’expertises, d’études et d’audits dans des entreprises de différents secteurs d’activité, dont l’énergie et les transports. |