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À L’Isle-Verte, le curé Frigon a demandé de chercher le sens de cette tragédie qui a frappé les anciens les plus fragiles. Une telle quête de sens s’inspire forcément de la sensibilité, de l’expérience et des dispositions de chacun. Je ne connaissais personne à la résidence de L’Isle-Verte. Mais je voudrais néanmoins tenter de répondre à cet appel en faisant un parallèle avec l’horreur de Lac-Mégantic, – où c’est surtout la jeunesse qui a été fauchée – et en remettant ces événements dans la perspective d’un autre feu qui couve avec la combustion croissante des énergies fossiles.
Tant à L’Isle-Verte qu’à Lac-Mégantic, le feu a pu se déchaîner par suite d’un laxisme législatif, réglementaire et organisationnel. Ici pas de gicleurs, – alors que leur efficacité est connue depuis des décennies – et là un train de pétrole mal identifié dans des wagons trop fragiles, abandonné sans surveillance sur une voie en pente qui aboutissait en plein centre-ville… Dans les deux cas, on peut parler de réglementations insuffisantes, de procédures inadéquates, de manque de moyens, et surtout d’une forme de déni de croire que le pire pouvait arriver. Un jour ou l’autre, le principe de réalité dessille les yeux des aveugles volontaires.
Le feu accompagne les humains depuis des milliers de générations. Il provoque panique et destruction dans ses débordements, mais aussi plaisir et réconfort lorsqu’il demeure sous contrôle et dispense ses bienfaits. Cette ambivalence existe aussi pour les énergies fossiles et le pétrole, un puissant concentré d’énergie solaire cumulée sur des millions d’années, dont un petit litre permet de transporter une tonne et demi sur 20 km pour les véhicules hybrides actuels. La société industrielle a fait son sang et ses os de cette énergie « bon marché » si pratique. Car les combustibles fossiles sont esclaves dociles, avec rente d’argent facile et marché universel à la clé; d’où l’indifférence des pachas et serviteurs du pétrole à l’égard des conséquences.
Mais le temps de l’addition est venu. Les gaz à effet de serre (GES) s’accumulent sans cesse, à mesure de la croissance de consommation des énergies fossiles. L’équilibre thermique de notre Terre-mère bascule. Le feu se déchaîne. Aucune tentative internationale de réguler les GES n’a réussi jusqu’ici. Et les lanceurs d’alerte, qui comme James Hansen préviennent depuis des décennies qu’un danger planétaire mortel est devant nous, ne sont pas entendus.
400 000 bombes Hiroshima par jour!
Le bilan net de la chaleur qui s’accumule aujourd’hui dans le système Terre est évalué autour de 0,5 watt par mètre carré.[1] Cet apport continu de chaleur, d’apparence faible, est en réalité énorme lorsque multiplié par les 510 billions de mètres carré (510×10 12) de la surface du globe. C’est l’équivalent en énergie de 400 000 bombes atomiques type Hiroshima (15 kilotonnes de TNT) par jour, soit 4 bombes par seconde ![2] Réparties sur l’ensemble de la surface du globe, c’est comme si une bombe Hiroshima explosait tous les 35 km2 tous les jours! Cela représente 14 fois toute l’énergie primaire produite par l’humanité en 2011… Cette chaleur s’accumule à 90% dans les océans et le 10% restant dans l’atmosphère, la terre et la fonte des glaces. Vers quel « développement » ce déséquilibre énergétique nous mène-t-il s’il se poursuit et s’accélère comme la tendance actuelle l’indique?
Vous le savez mais il faut le redire tant on a du mal à le croire: nous allons vers une hausse du niveau des mers de plusieurs mètres qui engloutira progressivement toutes les infrastructures non protégées de bord de mer; nous allons vers des sécheresses et des inondations extrêmes; une acidification et une mort des océans, la sixième extinction de masse des espèces vivant sur Terre, vers des famines et des migrations massives. Et les effets se font déjà sentir maintenant : la sécheresse historique que connaît la Californie affectera le coût du panier alimentaire des Québécois et Canadiens dès cette année.
Le feu est parti, le train accélère et nous n’avons pas de gicleurs, pas de freins. Nous parlons d’en mettre mais cela coûte tellement… Quelque chose ne tourne pas rond au royaume des valeurs québécoises, canadiennes et états-uniennes. Même que certains fascinés de l’or noir et autres myopes du développement veulent accélérer le mouvement du train et exploiter toujours davantage de pétrole au Canada comme au Québec. Pourtant, les Canadiens détiennent déjà la médaille de bronze des plus importants émetteurs historiques de GES par personne derrière l’Angleterre et les États-Unis. Certains visent sûrement la médaille d’or! Et dire qu’il faut que les émissions mondiales commencent à baisser d’ici 2020 pour avoir une petite chance de limiter les dégâts…
Terminal TransCanada à Cacouna?
Le malheur des Méganticois a forcé la révision des règles de sécurité du transport de pétrole par train au Canada et aux États-Unis. Celui des Isle-Vertois entraînera sûrement la révision des règles de sécurité incendie dans les résidences pour personnes âgées.
Il se trouve que L’Isle-Verte n’est qu’à 35 km de Gros Cacouna, le port que TransCanada veut acheter pour stocker et exporter quelques-uns des 400 millions de barils qui transiteraient chaque année dans le pipeline Énergie Est, s’il était réalisé. Des opportunités économiques se présenteraient à coup sûr pour la région. Mais ce projet risquerait aussi de sceller le sort des bélugas du fleuve – leur pouponnière est à côté – et d’affecter l’industrie touristique régionale.
Le destin de L’Isle-Verte est donc lié à celui de Lac-Mégantic par le feu et aussi par le pétrole. Dans les années à venir, L’Isle-Verte devra encore soupeser le poids des conséquences du feu déchaîné, et sa voie du chaos, à travers un projet qui amènerait dans son arrière-cour d’énormes quantités de pétrole provenant des sables bitumineux. Un pétrole dont l’exploitation effrénée ne peut que contribuer à rétrécir l’île de L’Isle-Verte et la rendre en quelque sorte de moins en moins verte. Cruelle option que d’inviter ainsi une population éprouvée à fréquenter un feu que l’on n’arrive pas à enchaîner. L’aveuglement volontaire et la négligence largement partagée à réduire les GES sont en train de préparer « l’incendie parfait » à l’échelle de la planète. Nous allons vers un monde ancien disparu à jamais et un monde nouveau qui aura sacrifié le vivant, la jeunesse et les générations futures au bénéfice des profiteurs du présent. Mais les malheurs associés à la crise climatique pourraient aussi aider à remettre nos valeurs à l’endroit et libérer de belles et nouvelles énergies, évidemment vertes. Le curé Frigon apprécierait sûrement…
[1] Voir James Hansen et al. Assessing « Dangerous Climate Change » :http://www.plosone.org/article/info%3Adoi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0081648
[2] http://www.skepticalscience.com/4-Hiroshima-bombs-worth-of-heat-per-second.html
Source: Alain Brunel, directeur climat-énergie, Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA)