Budget carbone : Angle mort des négociations, impasse de civilisation

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Pendant qu’à Lima les négociations sur l’avenir du climat se trouvaient bloquées à un jour de la fin officielle de la conférence, malgré une nouvelle dynamique positive impulsée par l’accord sino-étasunien, il faut constater qu’une question majeure reste dans l’angle mort des pourparlers : le budget carbone. Le constat des experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat (GIEC) est pourtant implacable. Il y a une limite au nombre de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) que l’humanité peut émettre dans l’atmosphère dans les prochaines décennies si l’on veut avoir une petite chance de maintenir l’augmentation de température moyenne du globe à moins de 2° C au cours du siècle. Notre budget carbone global est fini et sera bientôt épuisé.

 

Quel volume représente une ou mille milliards de tonnes de dioxyde de carbone ?
Une tonne représente beaucoup plus qu’on l’imagine comme on peut le voir sur l’image ci-jointe. Exactement 556m3, soit une grosse boule plus haute qu’un autobus de deux étages. L’enceinte du stade olympique de Montréal, avec ses gradins, pourrait contenir seulement 3 360 tonnes de CO2. Les émissions québécoises de 2010 étaient donc équivalentes à un volume de 24 000 stades olympiques ; les émissions canadiennes de 2012 à 208 333 stades. Les émissions du puits à la roue du pipeline Énergie Est sur une durée de vie de 60 ans équivaudraient à un volume total de 2 857 000 stades, 14 ans d’émissions canadiennes, ou un alignement de stades avec son mât sur une queue sur 1 383 000 kilomètres, soit 35 fois la circonférence terrestre à l’équateur. Rien d’anodin. Et le budget carbone de 1 000 milliards de tonne équivaut à 298 millions de stades olympiques montréalais, soit un alignement de stades accolés les uns aux autres sur 133 millions de kilomètres ou 3 319 fois la circonférence terrestre à l’équateur ou encore 346 fois la distance Terre-Lune (donc 173 fois l’aller-retour). Un volume apparemment énorme. Mais potentiellement émis en seulement 30 ans au rythme actuel…  

Compte tenu des émissions mondiales cumulées depuis le début de l’ère industrielle, notre solde de CO2 en banque était évalué par le GIEC à 1 000 milliards de tonnes en 2011. Au rythme courant des émissions mondiales, cela nous laissait 40 ans d’émissions avec 50% de probabilité d’atteindre l’objectif et 30 ans d’émissions avec 66% de probabilité d’atteindre l’objectif de rester sous 2° C.[1] De plus, les émissions doivent commencer à diminuer d’ici 2020 et atteindre zéro émission net au cours de la deuxième moitié du siècle. Et le plus tôt sera le mieux. Car plusieurs scientifiques, – dont James Hansen de la NASA –  et les représentants de l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS), plaident d’établir le seuil à 1,5°C de réchauffement planétaire afin d’éviter les interférences dangereuses avec le système climatique. Le Réseau action climat international retient cette cible en exigeant d’atteindre 100% d’énergie renouvelable et zéro émission dès 2050.

Or les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont cru de 3,3% par an durant la décennie 2000, et augmentent encore de 2,5% en 2013-2014. Sans compter que nous avons pour 729 milliards de tonnes d’émissions CO₂ déjà engagées dans les moteurs, les tuyaux et les cheminées en fonction ou en construction.[2] Avant même la construction de l’oléoduc Énergie Est! Le défi est gigantesque et paraît impossible à relever!

 

Principes de répartition

Le budget carbone soulève la question à 1 000 milliards : Sur quelles bases répartir ce quota d’émissions ? Certains chercheurs ont apporté à Lima un intéressant éclairage qui montre toute la difficulté de la question.[3] Si le partage était appuyé sur la base des émissions courantes, cela laisserait une portion congrue à un géant comme l’Inde. Si la répartition se faisait par habitant, les consommateurs obèses d’Amérique du nord que nous sommes devraient réduire leurs émissions de 19% par an ! Seule une approche mixte aurait une petite chance d’être non seulement acceptable et équitable mais aussi réalisable.

Cependant, le sentiment commun ici est que le partage de la tarte carbone est politiquement impossible à réaliser. Ce serait la foire d’empoigne et une recette vouée à l’échec. Mais le cadre budgétaire peut servir de balise, de guide ou de cap pour l’action de chaque pays, organisation ou individu. Il reste que cette notion de budget carbone illustre bien l’impasse dans laquelle notre civilisation carbo-industrielle se trouve : ce budget a toutes les chances d’être dépassé au cours du siècle, tout comme la limite de 2° C.

 

Une nouvelle architecture internationale

Pour mémoire, cette approche topdown du haut vers le bas – similaire à celle du protocole de Kyoto – est morte et enterrée. Depuis la conférence de Varsovie en 2013, elle a été remplacée par une approche dite bottom up, de la base au sommet, où tous les pays doivent soumettre leurs « Contributions volontaires nationalement déterminées «  ou Intended Nationally Determined Contributions (INDC) avant le 31 mars 2015.[4]

Autre nouveauté par rapport au protocole de Kyoto, tous les pays, développés ou en développement, selon l’expression consacrée à l’ONU, doivent soumettre un plan de réduction de leurs émissions, en fonction « de leurs capacités respectives ». C’est un changement important, encore âprement débattu, qui traduit notamment le fait que la Chine est devenue le premier émetteur mondial. Une des causes majeures de cette nouvelle approche est également que les États-Unis ne seront probablement jamais en mesure de signer un traité contraignant sur le climat. Les traités internationaux doivent être signés par les deux tiers des membres du Sénat, lequel est contrôlé par les Républicains depuis novembre 2014, et dont nombre de sièges sont achetés par les lobbies fossiles.

L’approche volontaire a l’avantage de respecter le principe de la CCNUCC de « responsabilité commune mais différenciée » et de créer une émulation entre pays démontrant leur volonté d’agir dans la direction souhaitable. Mais d’importantes questions restent sur la table formant autant d’embûches pour conclure un accord international à Paris. Entre autres : le lien possible – et sous quelle forme – avec les mesures de financement et d’adaptation aux changements climatiques – le Canada s’oppose au fait d’associer mitigation et adaptation -; la mesure et la vérification des engagements; le processus de validation et de rehaussement des ambitions avant Paris et avant 2020. Il est quasiment certain que les engagements ne seront pas à la hauteur du défi carbone. Quel processus pour relancer les pays ? Enfin le calendrier est très serré : les documents finaux doivent être déposés dans les six langues officielles de l’ONU, six mois avant la conférence de Paris, soit le 31 mai 2015.

 

Un club d’avant-garde ?

La lenteur et la lourdeur des négociations tiennent essentiellement au mode de décision de la CCNUCC par consensus. Il n’y a pas de vote à majorité. Les pays désireux d’avancer plus vite sont freinés par les nombreux obstructionnistes qui ont intérêt au statu quo. Suivez la piste des producteurs d’énergie fossile… Devant ces blocages, une alternative a été suggérée à Lima par le Docteur Hermann Ott de l’Institut Wuppertal de Berlin : un club des nations et gouvernements régionaux d’avant-garde prêts à maximiser leurs efforts en direction de l’atteinte des buts de la CCNUCC. Il s’agirait ici de créer un club avec une barrière à l’entrée, à l’instar du Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone. Les membres devraient s’engager à des mesures énergiques de réduction des émissions, de promotion des énergies renouvelables et d’efficacité énergétique. Les gouvernements fédérés ou régionaux seraient autorisés à en faire activement partie. Des avantages économiques réservés aux membres du club seraient susceptibles de stimuler l’adhésion. Le Québec pourrait naturellement en être. Le Canada de Stephen Harper en serait évidemment exclu. Les règles décisionnelles seraient différentes et favoriseraient l’efficacité. Un tel processus pourrait très bien s’établir en tout respect de la CCNUCC. On peut toutefois se demander comment serait-il articulé avec la procédure onusienne et que resterait-il de celle-ci?

 

Une nouvelle révolution industrielle

Quoi qu’il en soit, le budget carbone a le mérite de prouver que la civilisation carbo-industrielle est dans une impasse. Il démontre aussi que les négociations actuelles ne sont pas à la hauteur de l’enjeu et ne pourront probablement jamais l’être en raison des puissants intérêts nationaux et transnationaux profitant de la rente des énergies fossiles et des règles de décision de l’ONU qui favorisent les obstructionnistes. Il démasque aussi les hypocrites qui, comme le Canada, disent vouloir avancer dans la bonne direction à l’ONU tout en faisant le contraire à domicile. Il nous convie tous et chacun à nous approprier l’immense défi de participer à une nouvelle révolution industrielle : bâtir la civilisation post-carbone à 100% d’énergies renouvelables…

 

[1] Ce constat provient du fait qu’il y a une forte corrélation entre la quantité émise de CO2, principal gaz à effet de serre, et la température planétaire.

[2] Voir la présentation faite le 10 décembre à Lima du Prof. Stephen Davis, présentation vidéo et diaporama disponibles sur http://www.tyndall.ac.uk/

[3] Idem

[4] À l’heure d’écrire ces lignes, il semblerait que cette date ferait maintenant l’objet de négociations et pourrait changer.

 

Source: AQLPA

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