Les experts ont averti qu’un autre animal, le rhinocéros de Sumatra, est dangereusement proche de l’extinction. Les gouvernements peuvent-ils être tenus légalement responsables d’avoir omis d’agir pour empêcher la disparition d’une espèce? Quel rôle la loi peut-elle jouer dans la conservation des espèces en péril? Mumta Ito, fondatrice de Nature’s Rights, décrit le paysage juridique actuel et indique la direction que doit prendre la loi pour protéger les espèces et l’environnement.
Un gouvernement pourrait-il être tenu légalement responsable d’avoir omis d’agir pour empêcher la disparition d’une espèce?
Cela dépend de la loi du pays concerné, mais même dans ce cas, la portée est très limitée. Dans certains pays, grâce au processus de révision judiciaire, les ONG environnementales peuvent contester un gouvernement pour des raisons administratives dans des cas où une espèce en danger a été inscrite avec un retard déraisonnable après la présentation d’études scientifiques. L’objectif étant d’obliger le gouvernement à accélérer l’inscription de l’espèce. Cependant, si l’espèce a déjà disparu, l’inscription n’est plus pertinente et il n’y a plus de ligne de conduite.
Bien qu’il existe divers traités internationaux, le droit international est non hiérarchique. Les ententes sont basées sur leur acceptation volontaire par les pays. Les institutions internationales n’ont pas l’autorité de prendre et d’appliquer des décisions. La viabilité de ces traités dépend donc de la bonne foi. Ces lois sonnent bien, mais en réalité, elles n’ont aucun mordant.
Des principes juridiques internationaux pourraient-ils être appliqués aux animaux, même si une personnalité juridique ne leur est pas reconnue?
Il existe des lois et des conventions internationales qui s’appliquent aux animaux, par exemple la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) et la Convention de Berne. Cependant, elles sont appliquées par des mesures négociées non contraignantes. L’impossibilité pour les États de parvenir à un consensus sur tout autre point que le plus petit dénominateur commun, l’insistance sur le maintien de la souveraineté illimitée et l’absence de sanctions en cas de non-respect font du droit international un outil inefficace.
La personnalité juridique des espèces est une meilleure option. Notre système économique et juridique est basé sur la valorisation de la nature selon son utilité pour les humains. Il en résulte que la nature est considérée par la loi comme étant un objet – une propriété ou une proie. Le droit de l’environnement élabore des protections de manière réactive, mais ne peut pas suivre le rythme des taux d’extinction actuels et échoue donc.
Traiter la nature en tant qu’objet présente plusieurs inconvénients d’ordre pratique. Premièrement, nous nous retrouvons avec un système législatif fragmenté. Nos lois protègent de manière sélective les espèces en répertoriant les espèces menacées. Il faut des années de recherche scientifique pour mettre à jour les listes. Les scientifiques disent que nous perdons plusieurs espèces chaque jour – en moins de temps qu’il ne faut pour mettre à jour les listes, il est déjà trop tard. De plus, dans un écosystème radicalement interconnecté, chaque organisme est essentiel à la santé et à la vitalité de l’écosystème. En tant que tel, la perte d’espèces qui ne figurent pas sur la liste peut avoir des ramifications étendues. Notre système de protection des espèces en voie de disparition est fondamentalement erroné parce que nous appliquons un modèle de droit réductionniste basé sur une science mécaniste obsolète à des systèmes de vie interconnectés.
Un autre inconvénient est que toutes les questions environnementales sont des questions de planification ou d’administration où la seule discussion au tribunal est de savoir si la procédure correcte a été suivie. Dans le meilleur cas, la décision est renvoyée au décideur. Cela rend la protection de la nature par la loi très difficile. Le droit régit les relations mais seulement entre les sujets de la loi. Parce que les écosystèmes et les autres espèces sont traités comme des objets par la loi, il n’y a pas de devoir de diligence et donc pas d’obligations envers la nature. La seule avenue qui reste est en cas de catastrophe. Les gens peuvent intenter des poursuites pour leur propre perte économique, mais il n’y a pas d’obligation prima facie de remédier aux dommages à la nature car la nature est un objet en vertu de la Loi.
La protection la plus élevée est sous forme de droits. Une bien meilleure approche serait d’accorder aux écosystèmes et aux espèces une personnalité juridique ainsi que les droits tangibles d’exister, de s’épanouir et d’évoluer, qui peuvent être défendus devant les tribunaux par des personnes ou des gouvernements. La redéfinition des écosystèmes et des espèces comme des sujets de la loi possédant des droits constitue le fondement juridique d’un devoir de diligence et de gouvernance écologique. Elle aborde également les préoccupations morales soulevées par la façon dont nous traitons les autres êtres vivants et celles de notre interdépendance.
Si un organisme était créé et se voyait accorder un titre légal sur une espèce en voie de disparition, pourrait-il intenter une action contre un État pour avoir laissé l’espèce subir un préjudice?
Un tel cas serait fondé sur les dommages matériels. Ceci est similaire à la façon dont la loi traitait les esclaves et les femmes. Il n’y a pas si longtemps, le viol était considéré comme un dommage matériel en vertu de la loi, avec des dommages-intérêts payables au «propriétaire». Les stratégies juridiques, qui permettent que le traitement actuel des espèces – comme objets pouvant être possédés – se poursuive, ne font qu’exacerber la cause profonde du problème : notre séparation artificielle de la nature et une attitude erronée de «domination sur la nature».
En outre, on se dirige vers la création de titres de propriété supplémentaires basés sur des «services écosystémiques» et l’évaluation économique comme moyens de protéger la nature. La logique sous-jacente est que la réglementation a échoué et que nous devons laisser agir les forces du marché – qui sont la cause même du problème – pour protéger la nature. C’est inquiétant car cela prépare le terrain pour la compensation de la biodiversité, l’atténuation bancaire et la création de marchés financiers primaires et secondaires de la nature, incluant les espèces. À moins d’être contrebalancé par une loi forte, tout cela pourrait empirer dramatiquement le problème par le biais d’approches réductionnistes motivées par le profit.
Certains demandent que l’écocide soit reconnu comme un crime; est-ce que des demandes similaires pourraient protéger contre l’extinction des espèces animales individuelles?
Tout comme le génocide et les droits de l’homme vont de pair, l’écocide et les droits de la nature sont des approches juridiques complémentaires. Une approche de type génocide peut être prise pour des espèces individuelles. Cependant, une telle approche serait beaucoup plus robuste si elle était associée à la personnalité juridique et aux droits affirmatifs des espèces. Cela permettrait aux gens de jouer un rôle plus proactif dans la protection de la vie et, en fin de compte, des générations futures.
Quels sont les principaux enjeux juridiques de la lutte contre l’extinction des animaux?
Les causes de l’extinction de masse des espèces sont systémiques, de sorte que les solutions doivent également être systémiques. La corruption, des lois sans mordant, la faiblesse des systèmes judiciaires et les peines légères permettent aux réseaux criminels de continuer à piller la faune sans tenir compte des conséquences. La criminalité liée aux espèces sauvages devient ainsi un vaste commerce à faible risque et à rendement élevé. D’innombrables autres espèces sont également surexploitées légalement. Sans oublier la perte d’habitat, la dégradation des écosystèmes et les changements climatiques, qui sont d’autres vecteurs importants de l’extinction massive des espèces.
Les lacunes en matière de protection ne peuvent pas être comblées en peaufinant les lois existantes ou en laissant agir les forces du marché. Nous avons besoin de lois fortes qui s’attaquent à la cause profonde du problème — une transformation fondamentale et systémique — et c’est ce que les droits de la nature permettent. Au lieu d’élaborer des protections de manière réactive, nous partons d’une prémisse où toute la nature est protégée et nous établissons le niveau d’activité humaine acceptable pour maintenir l’équilibre dynamique. La protection la plus élevée est sous la forme de droits – les gens et les sociétés en ont, pourquoi pas d’autres espèces?
Traduction libre d’une entrevue réalisée par Helen Redding et publiée originalement en anglais en octobre 2015 par Lexis.
Publication autorisée par Nature’s Rights.
A propos
Mumta Ito est l’un des principaux experts mondiaux des droits de la nature en Europe. Elle est la fondatrice et directrice générale de Nature’s Rights, anciennement Rights of Nature Europe, une organisation dédiée à l’établissement des droits de la nature dans l’ensemble de l’UE via des initiatives citoyennes. Elle est également directrice de l’Association pour l’initiative citoyenne européenne, qui milite pour la réforme de la démocratie participative en Europe et fondatrice du Centre international de droit holistique qui aborde la législation, la pratique juridique et la résolution des conflits selon un paradigme de restauration, réparation et guérison. Au cours de sa carrière d’avocate, elle a conseillé des banques d’investissement, des multinationales et des gouvernements ainsi que des ONG et autres organisations œuvrant pour la protection de la nature. Elle a également créé une ONG dans les Caraïbes pour créer un mouvement populaire visant à sauvegarder un écosystème d’importance écologique mondiale.