Par David Suzuki. J’estime que voter, c’est à la fois un privilège et une responsabilité. De leur côté, les politiciens devraient prendre leurs responsabilités plus au sérieux face à leurs électeurs. Nous les élisons pour qu’ils nous représentent. Parfois, nos intérêts coïncident avec les priorités des entreprises. Après tout, elles créent des emplois, des débouchés économiques et développent souvent des produits et services dont les citoyens ont besoin. Les entreprises ne votent pas, mais en injectant d’énormes sommes dans des campagnes et du lobbying, elles peuvent détourner le programme politique.
C’est le cas de l’industrie des combustibles fossiles, la plus rentable de toute l’histoire de l’humanité. Celle-ci a une telle emprise sur les États-Unis que l’administration actuelle refuse les conseils et les recherches des climatologues, des biologistes, des militaires, des économistes et autres spécialistes qui préviennent que la poursuite de la combustion de produits fossiles nous entraînera vers une catastrophe climatique aux effets désastreux sur l’agriculture, les migrations humaines, la santé, la sécurité, l’économie et les ressources. Ils ajoutent que l’inaction sera beaucoup plus coûteuse et dommageable pour l’économie que la volonté de relever le défi.
Les Canadiens ne devraient pas trop se vanter. Bien que la plupart de nos élus reconnaissent la réalité des changements climatiques et l’urgence d’agir, certains ont été influencés par l’industrie des combustibles fossiles. Beaucoup d’entre nous s’attendaient à des changements lorsque le Parti libéral a pris le pouvoir au Canada et le NPD en Alberta. Ces nouveaux gouvernements ont pris de bons engagements et ont proposé des plans raisonnablement positifs, mais ils ont continué à approuver et à promouvoir le développement et les infrastructures des énergies fossiles à tel point que l’on se demande s’ils ont vraiment saisi le danger d’une crise climatique.
Kevin Taft, ancien chef du Parti libéral de l’Alberta et auteur de l’ouvrage Oil’s Deep State, a écrit dans un article de Maclean’s : « Le lien entre les énergies fossiles et le réchauffement climatique est connu depuis les années 1980, tout comme la solution à ce même réchauffement : l’élimination progressive des combustibles fossiles. Plutôt que d’accepter les données scientifiques et de se tourner vers de nouvelles sources d’énergie, l’industrie pétrolière s’est lancée dans une campagne agressive pour dénigrer la science et promouvoir ses propres intérêts. »
Dans Oil’s Deep State, M. Taft dévoile les manœuvres de l’industrie pétrolière pour influencer les gouvernements et leur appareil, ainsi que les institutions publiques comme les universités. Dans les années 1980 et 1990, M. Taft écrit dans Maclean’s : « Les scientifiques universitaires et gouvernementaux ont mené des recherches ; des fonctionnaires ont préparé des plans et des lois pour réduire les émissions ; les partis politiques se sont engagés à agir ; et le Parlement du Canada a signé des accords internationaux sur les changements climatiques. » Puis, le gouvernement Harper s’est retiré du Protocole de Kyoto, a coupé le financement pour la recherche et a bâillonné les scientifiques. Depuis leur élection en 2015, les Libéraux fédéraux et le NPD de l’Alberta ont maintenu l’appui aux projets et aux infrastructures liés aux énergies fossiles.
Au début d’octobre, Julie Gelfand, commissaire fédérale à l’environnement, a donné au gouvernement une note d’échec sur les changements climatiques, en soulignant que seulement cinq des 19 services gouvernementaux examinés avaient évalué les risques climatiques et envisagé des moyens d’action.
M.Taft étudie aussi comment l’argent des pétrolières a compromis l’indépendance des universités. Un rapport récent publié par Alison Hearn, de la University of Western Ontario, appuyé par Gus Van Harten, de l’Université York, démontre que le financement accordé par Enbridge à l’University of Calgary a créé des conflits d’intérêts, compromis son indépendance et permis à l’entreprise d’influencer les prises de décision.
Ce n’est pas la première fois que l’University of Calgary se fait prendre dans des scandales impliquant l’industrie pétrolière. En 2004, Barry Cooper, professeur de sciences politiques, a ouvert des comptes de recherche pour acheminer secrètement des dons, principalement versés par l’industrie gazière et pétrolière, au groupe bien mal nommé Friends of Science pour soutenir ses efforts destinés à contester la science climatique et à promouvoir le rejet du Protocole de Kyoto.
M. Taft étudie aussi le cas de Bruce Carson, un conseiller principal du premier ministre Stephen Harper, qui a été mandaté pour ouvrir un institut de l’énergie à l’University of Calgary et qui, par la suite, a été accusé à trois reprises de lobbying illégal pour le compte de l’industrie pétrolière.
Dans une entrevue accordée au Desmog Blog, M. Taf a déclaré : « Dès les années 1960, les universités constituaient la pierre angulaire d’une grande partie de la recherche sur le réchauffement planétaire. Pour gagner la bataille et retarder toute action contre ce réchauffement, l’industrie pétrolière devait accroître son influence dans les universités pour atténuer, déformer ou contrer toute information scientifique qu’elles publiaient. Elles ont réussi de façon significative. »
La démocratie fonctionne… si nous y participons. Mais, elle ne fonctionnera pas si nous sacrifions nos droits au profit des entreprises. Nous devons nous faire entendre au bureau de vote, mais aussi entre les élections. Nous devons rappeler aux politiciens que nous les soutiendrons à condition qu’ils fassent passer nos intérêts en premier.
Source: Fondation David Suzuki
Traduction : Michel Lopez et Monique Joly