Par Jessica Oder pour GaïaPresse
Les récents rapports scientifiques sur la biodiversité[1] et le changement climatique[2] sont formels : l’humanité est en train de scier la branche sur laquelle elle est assise. Changer de modèle économique et social devrait donc devenir une impérieuse nécessité, tant au niveau local que national et international et ce, pour préserver une planète habitable pour les générations présentes et futures. Pourtant, force est de constater qu’à toutes ces échelles, il est particulièrement complexe de s’engager dans la voie d’un changement de paradigme. Où se situent les blocages ? Comment les surmonter ?
C’est ce questionnement qui a mobilisé les panélistes[3] et les participants du Panel Transition écologique : c’est le temps d’agir ! organisé le samedi 4 mai 2019 par le festival Ciné Vert et la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
La complexité, un frein majeur à la transition écologique
La transition écologique est généralement définie comme un changement fondamental de société, c’est un processus complexe dans la mesure où il doit reposer sur une vision, impliquer différents types d’acteurs et modifier tout un système de pratiques économiques et sociales.
Transition et mobilités : l’aménagement du territoire en question
La modification des pratiques actuelles de mobilités fait partie intégrante de la transition écologique car elles représentent une part non négligeable des émissions de gaz à effet de serre (GES). Or, comme le fait remarquer la professeure Sophie L. Van Neste, ces pratiques sont intrinsèquement liées à un aménagement du territoire qui favorise la dépendance aux automobiles des individus. En effet, ce dernier repose souvent sur une urbanisation non seulement étalée (réduction des zones agricoles, phénomène de bétonisation) mais aussi dispersée (avec différentes activités sociales séparées les unes des autres par des distances plus ou moins longues). Autre problème : des transports collectifs peu efficaces, et ce, même dans les zones urbaines, fortement émettrices de GES. La transition écologique impliquerait donc de changer ce système collectif dysfonctionnel. Quel nouveau modèle d’aménagement adopter ? Comment conduire les individus à changer leurs pratiques et à surmonter la résistance au changement ? Quel mode opératoire adopter ? La professeure Van Neste rappelle que pour répondre à ces questions, il faut prendre le temps de bien analyser les systèmes de pratiques, à la fois individuelles et collectives.
Mais du temps, en avons-nous vraiment ?
Les panélistes, pleinement conscients de la crise humanitaire qui se profile, ne partagent pas le même avis quant au rythme et à l’ampleur que devrait avoir la transition.
Comme le souligne l’environnementaliste Patrick Bonin, il faut agir au plus vite et être plus ambitieux car le rythme des catastrophes naturelles s’accélère. Bien que clairement insuffisants pour espérer limiter l’augmentation de la température globale à 1,5 C° et éviter les scénarios catastrophes dépeints par le GIEC, nous sommes loin d’être en voie d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris signé en décembre 2015[4]. À cet égard, le représentant de Greenpeace estime que le Canada fait office de mauvais élève, avec, notamment, des subventions accordées aux industries fossiles et un manque d’ambition en matière environnementale.
L’exemple du changement des pratiques de mobilités parle de lui-même : il faut mettre en place des feuilles de route et, selon la professeure Van Neste, privilégier la transparence et des modes d’actions démocratiques est long et complexe à mettre en place. En outre, il faut prendre en compte l’inertie des structures économiques et sociales.
Même s’il y a urgence d’agir, le sociologue René Audet estime que la précipitation n’est pas constructive. Il faudrait entre une et deux générations[5] pour, d’une part, amorcer le virage de la transition écologique et sociale et d’autre part, mettre en place une coordination internationale qui fasse place à une forme de justice entre les pays développés et les pays en développement.
À cet égard, la conseillère en environnement Linda Gagnon interroge la pertinence d’utiliser ce concept de transition dans des pays en développement qui émettent moins de GES[6] mais qui subissent plus fortement les effets du changement climatique. De plus, elle déplore, de concert avec plusieurs groupes environnementaux et de défense des droits humains, le modèle économique global qui s’est imposé à toute la planète et qui laisse peu de place à une société plus égalitaire.
Quels acteurs impliquer ?
La mise en œuvre de la transition écologique doit-elle reposer uniquement sur les épaules des individus ? Quelle est la responsabilité des institutions publiques ?
Faire peser la transition écologique uniquement sur l’individu peut sembler insuffisant, voire contre-productif car cela peut réveiller de l’éco-anxiété[7], expliquent certains panélistes. Certes, tel que l’évoque le sociologue René Audet, le consommateur averti dans ses choix peut envoyer un message clair au producteur, qui va répondre en proposant une offre en adéquate. Mais une approche top-down, prônée par le représentant de Greenpeace, doit accompagner cette dynamique car les institutions publiques interviendraient aussi pour sensibiliser, inciter et contraindre les consommateurs et les producteurs à adopter de nouvelles pratiques. Il rappelle aussi qu’au-delà du consommateur, il y a aussi le citoyen qui peut choisir de voter en conséquence et privilégier des politiques qui ont de réelles ambitions en matière d’environnement
Pour résumer, « chacun de nous a deux cartes dans sa manche : la carte d’électeur et la carte de crédit », comme le disait un chercheur du Centre National de Recherche Scientifique au Le Monde[8].
Mais quel poids pouvons-nous avoir face aux lobbies ? Comme plusieurs participants l’ont constaté lors de la session de questions-réponses, ces acteurs-ci sont peu enclins à des changements en profondeur car cela mettrait en danger leur existence-même, intrinsèquement liée à un système économique hautement prédateur en ressources naturelles. Or, ce système économique constitue un blocage fondamental et il semble difficile d’envisager une transition réelle sans aucune remise en cause de ce dernier.
Agir quand même
Face à tous ces facteurs bloquants, faut-il pour autant renoncer à l’action ? Les panélistes s’accordent sur l’importance d’agir, surtout au niveau local, et proposent des pistes de réflexion.
Les mobilisations citoyennes
L’actualité nous montre que les citoyens choisissent de se mobiliser encore autrement, face à l’inaction des politiques qui suscitent de plus en plus de défiance. Les mobilisations récentes de la jeunesse et de collectifs tels que Extinction Rebellion[9] sont un exemple emblématique de mise sous pression des politiques avec parfois des effets : au Royaume-Uni[10] et en Irlande, les parlementaires ont récemment déclaré l’état d’urgence climatique.
Pour Sophie L. Van Neste, l’activisme est une bonne façon de surmonter l’éco-anxiété. La conseillère en environnement Linda Gagnon aborde aussi l’importance du changement des rapports humains dans le cadre de la transition : il y a un réel besoin de solidarité entre les humains, en plus d’un plus grand respect de l’environnement.
De nouveaux modèles de production
René Audet et Linda Gagnon voient dans l’agro-alimentaire, actuellement majoritairement productiviste, un domaine où la transition écologique pourrait avoir des effets non négligeables tels que:
- La régénération les sols et permettre un retour de la biodiversité (décimée par l’usage massif de produits phytosanitaires),
- Favoriser le bien-être animal en diminuant la quantité de viande produite et en garantissant des conditions d’élevage non-industriel,
- Améliorer la santé humaine des producteurs et des consommateurs (par la réduction du recours aux produits phytosanitaires),
- Orienter les pays en développement vers une plus grande auto-suffisance alimentaire, en impliquant encore plus les femmes,
- Diminuer les exportations et donc les émissions de GES en consommant local et en respectant les saisons;
Avant tout, « rêver » un nouveau modèle de société
Et si, avant toute chose, il fallait d’abord revenir à la base de la notion de transition ? C’est ce que fait remarquer le porte-parole d’Extinction Rebellion Québec, François Léger-Boyer, présent dans l’assistance. En effet, pour passer d’un point A à un point B, il faut imaginer ce point B, pas seulement se focaliser sur les étapes à mettre en place. Imaginer la transition écologique, c’est se créer un nouvel imaginaire collectif qui donne envie aux citoyens de se mobiliser. Imaginer une société carboneutre n’est cependant pas chose facile et force est de constater que, si certains narratifs existent aujourd’hui (la plupart sont encore favorables à la croissance économique), ils sont loin d’être suffisants ni mobilisateurs et doivent être regardés avec recul. Patrick Bonin concède également que les mouvements environnementalistes peinent encore à faire rêver.
[1] Voir le communiqué de presse de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (en anglais Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, IPBES) : « Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère ». https://www.ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr
[2] Voir le communiqué de presse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en date du 8 octobre 2018. « Résumé à l’intention des décideurs relatif au Rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C » https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/11/pr_181008_P48_spm_fr.pdf
[3] René Audet (sociologue de l’environnement, professeur au Département de stratégie responsabilité sociale et environnementale de l’ESG-UQAM et titulaire de la Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique), Patrick Bonin (responsable de la campagne Énergie et Climat à Greenpeace), Sophie L. Van Neste (professeure au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS), Linda Gagnon (conseillère en environnement et chargée de programme chez SUCO). L’animation a été assurée par Gabrielle Hallée-Lamontagne, journaliste spécialisée dans les enjeux alimentaires et environnementaux et conseillère en environnement en milieu collégial.
[4] « Trois ans plus tard, un bilan d’étape a été établi : une étude approfondie publiée par deux instituts de recherches basés à Londres, le Grantham Research Institute et le CCCEP. Conclusion : seulement 58 pays ont adopté des lois destinées à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Pire encore : la liste des nations qui ont voté des mesures suffisantes pour tenir leurs objectifs ne compte que 17 pays sur les 196 signataires de l’Accord ». Fonteneau, A. Climat : les engagements de l’accord de Paris sont-ils tenus ? Franceinfo [En ligne] 30 novembre 2018 [consulté le 15 mai 2019] ; Disponible: https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/cop21/a-vrai-dire-climat-les-engagements-de-l-accord-de-paris-sont-ils-tenus_3077685.html
[5] Une génération représente vingt ans.
[6] Ceci étant, la déforestation et l’érosion des sols relarguent des GES dans l’atmosphère.
[7] Peur paralysante du changement climatique.
[8] Courchamp, F. Menaces sur la biodiversité : « Chacun de nous a deux cartes dans sa manche : la carte d’électeur et la carte de crédit ». Le Monde [En ligne] 6 mai 2019 [consulté le 8 mai 2019] Disponible: https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/05/06/menaces-sur-la-biodiversite-l-ambition-francaise-doit-etre-a-la-hauteur-de-sa-responsabilite-dans-le-monde_5458963_3244.html?fbclid=IwAR04PyIVTCkuNDK21jAr_Vcb1PMLfm4A9ZbBN2JQjXTusb–GmTUnMyzBzQ
[9] Voir le site internet du mouvement https://rebellion.earth/
[10] Paquette, C. Le gouvernement britannique est le premier à reconnaître officiellement l’urgence climatique. GaïaPresse [En ligne] 1 mai 2019 [consulté le 6 mai 2019] ; Disponible: https://www.gaiapresse.ca/2019/05/le-gouvernement-britannique-reconnait-officiellement-lurgence-climatique/
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