Par Kim Cornelissen,
Consultante en développement régional et international À lire également : Bâtir des ponts avec la Suède
Mots-clés : Jour de la Terre, indicateurs de développement durable, Suède, Québec (province de). L’année dernière, pour le Jour de la Terre 2009, j’avais émis la suggestion que le Québec s’inspire davantage de la Suède plutôt que ses modèles nationaux historiques que sont le Canada, les États-Unis, la France ou l’Angleterre. Un tableau d’indicateurs basé sur le développement durable m’avait alors permis de démontrer que la Suède est en tête de la quasi-totalité de ces indicateurs. Cette année, pour les 40 ans du Jour de la Terre, je reprends un seul de ces indicateurs, celui de l’égalité entre les femmes et les hommes, et ce, parce qu’il sous-tend tous les autres. Selon une équipe de recherche composée de Ronald Inglehart, Pippa Norris et Christian Welzel, l’égalité entre les hommes et les femmes serait la composante centrale des modifications aux valeurs traditionnelles de nos sociétés, en raison des modifications profondes de la vie des femmes depuis la post-industrialisation (1). Je fais la même hypothèse dans ce changement de paradigme que nous appelons le développement durable. Au fur et à mesure où le concept de développement durable prend de l’essor, on entend un nombre grandissant de voix qui désirent remplacer les valeurs d’affrontement et de domination par celles de la coopération et d’une progression vers une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. Cette situation ne touche pas que certains pays industrialisés privilégiés comme les pays nordiques, par exemple. Le roi d’Arabie saoudite considère comme une priorité l’éducation des filles (2) – et ce, à tous les niveaux, y compris post-secondaire -. À l’invitation du roi, le Maroc adoption aujourd’hui une Charte nationale de l’environnement et du développement durable, un projet réalisé en favorisant une participation citoyenne élargie. Dans ses valeurs et principes, cette Charte stipule que…
Au fur et à mesure où l’égalité entre les hommes et les femmes fait des percées partout dans le monde, on commence à comprendre le rôle de cet équilibre pour s’assurer d’un développement économique plus diversifié et plus durable, en conjonction avec la démocratie, un accès plus généralisé à l’éducation et à la formation ainsi que l’importance d’une plus grande protection de l’environnement, ce qui inclut également le recours accru aux énergies renouvelables. Dans ces pays, l’une des conséquences positives de ce virage vers l’égalité serait la baisse du taux de natalité et donc une diminution de la pression sur les ressources naturelles et les familles. La recherche démontre que plus une société s’éloigne d’une situation de survie en améliorant sa qualité de vie et plus la démocratie peut se développer, ce qui renforce à son tour la liberté d’expression et l’empowerment des gens. Cette question est particulièrement importante en développement durable, puisque la société civile et les décisions personnelles en faveur de la protection de l’environnement et de la paix sont au coeur de l’émergence et du renforcement de nos capacités à agir sur notre milieu. Inglehart, Norris et Welzel ont analysé le lien entre égalité femmes/hommes et démocratie. Leur recherche permet de démontrer que l’amélioration de la situation économique entraîne une modification des pratiques traditionnelles vers un renforcement des valeurs personnelles qui, elles, permettent de modeler l’émergence et le maintien de la démocratie (1). Les sociétés plus démocratiques – généralement post-industrielles et à secteur tertiaire dominant – tendent à connaître des taux beaucoup plus élevés de participation dans les pétitions, les activités environnementales et les boycotts. Une société plus démocratique et égalitaire protégerait donc davantage son monde et la Nature. Même si nous en sommes encore aux tous débuts quant à la comprendre l’importance de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le mieux-être de nos sociétés, l’ensemble des pays nordiques démontrent amplement que le pari de l’égalité ne peut que s’avérer gagnant. Or, malgré les avantages importants d’une plus grande égalité pour la survie de la planète, la tâche s’avère difficile parce que les questions de genre concernent tout le monde, hommes et femmes, de très près. Il s’agit d’un sujet qu’il est souvent inconfortable de discuter. Fortement teinté de l’expérience personnelle plus ou moins positive que l’on a pu vivre avec certaines femmes et hommes bien spécifiques, l’on tend alors à généraliser à partir de soi plutôt que d’engager une réflexion systémique. Comme le dit l’expression, la reconnaissance du déséquilibre entre les femmes et les hommes – une condition essentielle pour modifier les pratiques et les systèmes – est passée si souvent sous silence ou évitée que l’on compare souvent ce phénomène à l’éléphant dans le salon que personne ne voit. Il faut comprendre que la relation actuelle entre les femmes et les hommes a été modelée depuis des milliers d’années selon des cultures et religions basée sur une vision de domination – tant des femmes et des enfants que de la Nature – plutôt que de collaboration ou de partenariat. Personne n’ignore que dans la majorité des pays de la planète, même en 2010, on encourage de façon marquée les valeurs d’agressivité, de compétitivité et de combats; on qualifie d’ailleurs la guerre de mal nécessaire, ce qui est terrifiant quand on y songe vraiment. Le dogme de la nécessaire domination d’humains sur d’autres humains ou sur la Nature ne date pas d’hier; toutefois, depuis plus de 50 ans, des chercheurs dénoncent le biais culturel de ces célèbres scientifiques issus d’une société basée sur la domination. À titre d’exemple, la théorie de Darwin à l’effet que la sélection se ferait uniquement par lutte est remise en question par plusieurs chercheures, dont Lynn Margulis et Joan Roughgarden. Cette dernière mentionne que qu’en éliminant le biais culturel de la dominance, l’observation de la Nature reconnait la lutte pour la survie des espèces mais également la coopération et l’entraide présentes dans les écosystèmes. Au sujet de la diversité naturelle et de l’évolution des espèces, celle-ci mentionne: Un type génétique peut être plus productif en coopérant, en formant des alliances, en devenant frugal ou innovateur, or encore en employant l’une ou plusieurs stratégies qui n’ont rien à voir avec la notion de «lutte». (4) Si cette coopération et cette entraide existent dans la Nature, il est également possible de les mettre davantage en valeur dans nos sociétés. Visiblement dans la même ligne de pensée que Roughgarden, Raine Eisler, avocate, chercheure et activiste en droits humains, suggère de repenser les bases de notre système économique. Elle propose de développer une économie mettant en valeur la centralité de la dimension des soins (caring economics), c’est-à-dire de repenser cette économie en fonction du partenariat et non de la domination. Cela implique entre autres de tenir compte de l’importance phénoménale du secteur des soins aux gens et à la Nature et d’en faire le pivot central de nos décisions et politiques. À l’instar d’un nombre grandissant d’organisations internationales et d’associations, voire de certains économistes, Raine Eisler est très critique quant à l’utilisation d’un indicateur de référence tel que le produit intérieur brut (PIB) pour définir les politiques et décisions d’un pays. Comme elle l’explique, alors qu’une catastrophe naturelle fait augmenter la valeur du PIB parce que celle-ci nécessite le travail d’ingénieurs, de secouristes, de machinerie, etc., un chêne tricentenaire n’aura de valeur que lorsqu’il sera coupé. En « attendant », il n’a aucun impact sur les activités économiques liées aux produits et services! De même, Riane Eisler explique que l’on accepte de payer de 50 à 90 $/heure pour un plombier tout en exigeant qu’il soit formé alors que l’on paie beaucoup moins pour des éducatrices en garderie. On n’exige aucune formation de base pour les nounous et gardiennes, à qui l’on confie pourtant nos enfants! Elle mentionne avec justesse que dans nos sociétés, alors qu’il y a toujours de l’argent pour les guerre et les armes, il semble que l’argent destiné aux soins de santé, d’éducation et de soutien aux charges parentales soit toujours à valider de nouveau… Pour repenser cette économie qui équilibre les valeurs de soins et de développement, l’égalité entre les femmes et les hommes devient primordiale et bénéficiera aux hommes comme aux femmes, ce que Riane Eisler mentionne également. Au Québec, nous en sommes encore surtout au niveau des déclarations ministérielles sur l’importance de la valeur d’égalité entre les femmes et les hommes. Car dans la réalité, force est de constater que certaines décisions ministérielles ont plutôt renforcé l’effet de transparence de l’éléphant dans le salon. C’est le cas par exemple de la Stratégie québécoise de développement durable. À partir des 27 principes de Rio ’92 avec lesquels le Gouvernement du Québec s’est déclaré en accord, 16 principes spécifiques à notre réalité ont été développés dans la Stratégie (5). Ce faisant, on a de facto éliminé le principe 20 de Rio ‘92, soit le principe de plein apport des femmes au développement, en l’intégrant au principe b) de la Stratégie, soit l’équité et la solidarité sociale, ce qui a eu pour effet de faire disparaître celui-ci. À titre de preuve, j’ai fait l’analyse d’une quarantaine de plans d’actions ministériels et paragouvernementaux en développement durable – une obligation de la Loi québécoise sur le développement durable – pour réaliser que ceux-ci n’incluent aucune préoccupation pour l’égalité entre les femmes et les hommes, sauf très rare exception. À l’instar de la Stratégie suédoise de développement durable mais également de la Charte de l’environnement et du développement durable du Maroc (3), ainsi que de bon nombre de documents internationaux en développement durable, il serait plus que stratégique – en raison de l’état actuel de la planète et ses écosystèmes naturels et anthropiques – que l’on replace ce principe d’égalité au coeur des principes du développement durable et des décisions gouvernementales. C’est à cette condition que l’on pourra peut-être graduellement modifier les dogmes économiques, religieux et politiques qui nuisent à la protection des gens et de la Nature. Après tout, la définition même du développement durable implique un développement harmonieux de l’individu, femme et homme, dans le respect de l’environnement, et en tenant compte de celles et ceux qui vivront après nous également.
Par Kim Cornelissen,
Consultante en développement régional et international L’auteure est consultante en développement régional et international, entre autres sur les questions relatives au développement durable et aux liens entre la Suède et le Québec.
Sources :
(1) INGLEHART, Ronald, NORRIS, Pippa, WELZEL, Christian. Gender Equality and Democracy. Universités Michigan, Harvard Wissenschaftszentrum Berlin. Version de travail. 33 pages. [En ligne] |