L’industrie des hydrocarbures non conventionnels se développe dans les années 2000 dans le contexte d’une hausse importante du prix de l’énergie. Mais ses impacts sociaux et environnementaux sont rapidement montrés du doigt et génèrent des controverses. La mise à l’agenda de l’industrie du gaz de schiste comme un problème public est portée par un mouvement social à la fois local et national en France et au Québec. Alors que les différences de régime politique ne semblent pas peser sur la comparaison, c’est plutôt l’histoire institutionnelle, le poids des ressources naturelles dans l’économie et la densité démographique de certains territoires qui orientent le cadrage du problème public. Ces dissemblances contraignent les discours des acteurs et le traitement politique de la controverse. Cet article analyse comment ces différences vont faire naitre des cadrages politiques spécifiques, c’est-à-dire des manières sociocognitives de représenter les enjeux de la controverse incorporant des rapports de force.
La mobilisation sociale, dénonçant l’opacité et le manque d’études d’impact, débute en 2009 au Québec. Elle aboutit à la tenue de deux audiences publiques (2010 et 2014) et d’évaluation environnementale stratégique (EES) concluant à l’inopportunité de l’industrie dans les basses terres du Saint-Laurent. À l’inverse, en France, la mobilisation sociale surgit brutalement en début d’année 2011. En moins de six mois, la pression populaire pousse au vote d’une loi interdisant la fracturation hydraulique. Contrairement aux Québécois, les opposants français demandent, dès le début, l’interdiction de la technique controversée utilisée par l’industrie et l’abrogation des permis d’exploration contestés.
On voit se dessiner deux traitements politiques différents de la controverse. Au Québec, le soutien actif du gouvernement libéral retarde l’évaluation des impacts. Les premières audiences du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) concernent « le développement durable de l’industrie » : il s’agit alors de trouver des moyens de contourner l’opposition aux projets gaziers en développant des « relations harmonieuses avec les communautés » basées sur les « meilleures pratiques » de la filière. C’est un échec pour le gouvernement. Le BAPE est un passage obligé au Québec puisque l’histoire de l’organisme le place aux premières loges de ce type de controverse environnementale. L’EES et le second BAPE concluent sur une variété de risques et incertitudes. Pourtant, une analyse des discours politiques et médiatiques montre que la controverse est résumée à une inacceptabilité sociale et au manque de profit économique de la filière. Le risque technologique est relégué à l’arrière-plan. La fracturation hydraulique est même autorisée à travers la réforme du Règlement sur le prélèvement des eaux et leur protection de juillet 2014.
Il en est autrement en France où la fracturation hydraulique est la cible unique de la politique publique engagée depuis 2011. La diffusion du documentaire Gasland (1), parallèlement aux débats politiques du printemps 2011, marque les esprits sur les effets de cette technologie sur les ressources aquatiques. Les parlementaires votent une loi qui interdit l’usage de la fracturation hydraulique tout en permettant aux industriels d’utiliser des technologies alternatives. Malgré de multiples tentatives de rouvrir le débat sur la fracturation hydraulique, les partisans de l’industrie ne peuvent qu’insister sur l’importance de l’expérimentation technologique et de l’exploration géologique. Il est important ici de noter le poids du Parlement dans les débats et la tradition technocratique qui se déploie dans le contexte français. Ici encore, l’histoire institutionnelle s’impose et on voit la réactualisation de processus déjà observés sur le dossier nucléaire. L’industrie des gaz et huiles de schiste est mort-née en France puisqu’aucune autre technique ne s’avère rentable à l’heure actuelle. Pourtant, l’attrait des hydrocarbures non conventionnels n’a pas disparu puisque des projets exploratoires autour du gaz de charbon voient le jour depuis 2013 (sans utilisation de la fracturation hydraulique).
Au Québec, la focale sur l’acceptabilité sociale conduit à un cadrage territorial de la controverse. En effet, la réforme du règlement sur l’eau consacre une séparation géographique des territoires en fonction de leur densité de population. Alors que le gaz de schiste est abandonné à cause de son rejet populaire dans les basses terres du Saint-Laurent, l’encadrement de la fracturation hydraulique autorise le développement des projets de pétrole de schiste sur l’île d’Anticosti, peu peuplée. En France, le cadrage technologique redessine les coalitions discursives puisque les partisans de l’industrie tendent à se focaliser sur les technologies alternatives et l’exploration des ressources depuis 2012. Les opposants sont aujourd’hui marginalisés par ce cadrage qui tend à qualifier « d’obscurantisme » leur rejet de la recherche scientifique. Plutôt que le développement d’une « fracturation propre », les opposants souhaitent abandonner tout développement des combustibles fossiles au profit des énergies renouvelables.
L’exemple du gaz de schiste illustre comment le cadrage politique d’une controverse influe sur son traitement politique mais aussi sur les débordements qu’il autorise. À la suite de S. Jasanoff (2), on peut soutenir qu’une même technologie fait naitre des idiosyncrasies locales en fonction du contexte dans lequel elle s’insère. Le Québec est marqué par l’exploitation des ressources naturelles qui représente une part importante de son économie et bénéficie d’un fort soutien politique. En France, en revanche, la part des ressources naturelles dans l’économie est négligeable (à l’exception de l’agriculture) et cette industrie ne bénéficie pas d’un soutien politique important (mis à part l’industrie nucléaire). Le mouvement d’opposition a donc bénéficié d’une oreille plus attentive qui a conduit à une traduction plus stricte de ses revendications.
Finalement, le cadrage de la controverse sur le gaz de schiste comme un problème d’acceptabilité sociale au Québec conduit à sous-estimer les impacts de la technologie contestée et à focaliser sur la construction sociale des risques. Ainsi, seuls les territoires à forte capacité de mobilisation parviennent à faire échouer les projets de forage tandis que les zones moins peuplées et moins mobilisées échouent. En France, le cadrage comme un risque technologique permet d’interdire une technique mais ne met pas fin à la controverse sur le déploiement de la filière des hydrocarbures puisque les opposants ne refusent pas seulement une technique mais la filière des hydrocarbures non conventionnels dans son ensemble. Le cadrage politique, toujours contextuel, d’une controverse conduit donc à écarter certaines opportunités mais permet aussi d’en créer de nouvelles.
1. Fox, J., 2010, Gasland, documentaire.
2. Jasanoff, S., 2005, Design on nature: Science and democracy in Europe and the United States, Princeton University Press.
Sébastien Chailleux Chercheur associé au Centre Émile DukheimSébastien Chailleux est chercheur associé au Centre Émile Dukheim. Il a réalisé sa thèse de doctorat (sociologie et science politique) en cotutelle entre le département de sociologie de l’Université Laval et Sciences Po Bordeaux. Il a réalisé une étude comparée de la controverse sur les hydrocarbures non conventionnels entre la France et le Québec. Il s’intéresse aux questions relatives aux hydrocarbures et aux ressources naturelles et à leurs liens avec l’expertise citoyenne et la production de connaissances scientifiques. La publication de cette analyse est rendue possible grâce au partenariat avec le Journal L’intErDiSciplinaire de l’Institut Hydro-Québec en environnement, développement et société de l’Université Laval. Elle a initialement été publiée dans le numéro 10 du Journal. |