Par Nakeyah Giroux-Works, et Sarah Pezet, candidates au doctorat en anthropologie de l’ULaval. Cette communication scientifique est une présentation de l’Institut EDS et du Journal l’intErDiSciplinaire.
La région du Bas-Saint-Laurent est caractérisée par une production agricole et agroalimentaire diversifiée avec, pour chef de file, la production laitière, suivie des activités acéricoles, bovines et porcines. L’agriculture conventionnelle, intensive et extensive, constitue le modèle de production privilégié dans la région, mais elle subit des pressions croissantes. Les politiques d’austérité des dernières années n’y sont pas étrangères. Elles ont durement affecté les régions, notamment par la suppression de plusieurs aides financières du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) de même que par la fermeture de 60 % des Centres locaux de développement (CLD) du Québec(1, p.29). Dans ce contexte, le secteur agricole bas-laurentien ralentit, avec un PIB agricole inférieur à celui du Québec et un déclin de 9 % du nombre d’exploitations agricoles depuis 2002. Ainsi, de nombreux agriculteurs et transformateurs alimentaires font face à des difficultés financières(2).
Quelques petites et moyennes entreprises de la région se sont engagées dans une voie alternative au système agricole conventionnel. Leurs projets opèrent de nouveaux créneaux de production et de mise en vente qui ont la particularité de mettre en valeur les produits agricoles et agroalimentaires du terroir, les savoir-faire artisanaux de même que la qualité des terres arables. Cette valeur ajoutée s’articule aussi à une éthique de durabilité écologique appliquée aux pratiques agricoles.
Dans le cadre d’un projet de recherche en anthropologie(3), nous avons recensé 122 de ces entreprises dans le Bas-Saint-Laurent : 93 du secteur agricole primaire et 29 du secteur de l’agro-alimentation. Leurs activités vont des productions maraîchère et céréalière aux pratiques d’élevage, jusqu’à la transformation alimentaire, l’agritourisme et l’éducation. La moitié des meneurs de ces projets sont originaires de la région, tandis que l’autre moitié est composée de néoruraux, c’est-à-dire d’individus récemment établis dans le Bas-Saint-Laurent ou dont la famille n’est pas issue de la région.
Dans le cadre de notre analyse des activités de ces initiatives(4), nous observons une tendance à transformer de plus en plus les denrées agricoles pour en tirer une valeur ajoutée, mais aussi un intérêt grandissant pour l’ajout d’un volet touristique ou éducatif à l’entreprise afin de partager des valeurs environnementales et sociales à la clientèle. Cette diversification des activités sert à multiplier les sources de revenus des agriculteurs et contribue à revitaliser les milieux ruraux en offrant une diversité de loisirs à proximité des communautés locales. Afin de parer les conséquences de la dévitalisation (fermeture de nombreux services, manque de support institutionnel et financier, etc.), les acteurs de ces initiatives démontrent beaucoup de solidarité, tant à travers des relations de voisinage ou d’amitié qu’à travers des réseaux formels de partage de connaissances, de matériel ou de locaux de vente ou de transformation.
C’est dans ce sillage que se sont érigées des stratégies collectives de mise en marché des produits agricoles et agroalimentaires, un défi pour les entreprises rurales habituées à la vente directe et aux circuits courts. Parmi ces stratégies, on retrouve par exemple des marchés publics, une coopérative de distribution des surplus maraîchers aux restaurants locaux et un réseau de transport partagé vers les grand-centres. Par ces canaux multiples, les producteurs souhaitent atteindre une souveraineté alimentaire régionale, en offrant des produits sains et savoureux à la clientèle. Cette démarche implique de penser le territoire non pas comme un objet de consommation, mais plutôt comme un lieu d’habitation, à valoriser pour ce qu’il a à offrir aux collectivités humaines à proximité(5).
Le respect de l’environnement, prenant forme dans des pratiques de productions sans intrants chimiques ou tournées vers le bien-être animal par exemple, est un faire-valoir majeur pour ces initiatives, surtout dans le contexte actuel où l’on observe un intérêt plus marqué des consommateurs pour la traçabilité des produits et les conditions de production des aliments(6). Des principes écologiques (agriculture raisonnée ou biologique, agroécologie, biodynamie, permaculture, etc.) structurent la grande majorité des conditions de production et de transformation des denrées alimentaires de ces entreprises. Le lien entre leurs projets et la nature « va de soi » pour la plupart d’entre eux.
À travers leurs activités et les réseaux d’entraide, les initiatives agricoles et agroalimentaires participent à la transformation des dynamiques territoriales et sociales du Bas-Saint-Laurent. Ce mouvement s’accompagne d’un effet d’entraînement : plus d’initiatives naissent, plus d’individus mettent en œuvre des projets innovants, alternatifs au système conventionnel. Cet élan s’inscrit aussi dans un contexte de bouleversements écologiques (changements climatiques, perte de biodiversité, pollution des sols et de l’eau, etc.) qui menacent la productivité des agrosystèmes ruraux, mais inspirent les agriculteurs à adopter des pratiques mieux adaptées aux limites écologiques de l’environnement et aux besoins des communautés locales. Nous constatons que toutes ces initiatives sont de véritables prises de pouvoir sur le devenir du Bas-Saint-Laurent : l’agriculture et l’agroalimentation prennent la forme d’un projet politique à la croisée de préoccupations comme la revitalisation régionale, une alimentation saine et des comportements respectueux de l’environnement(7).
Malgré leur passion et leur ténacité, ces initiatives agricoles et agroalimentaires se heurtent à plusieurs obstacles politico-économiques. Les réglementations parfois obsolètes ou mal adaptées et le manque d’incitatifs politiques et économiques pour s’installer, revenir ou rester en région ralentissent la revitalisation. En fin de compte, « le système n’est pas fait pour aider au démarrage des entreprises, pour aider la relève et […] pour ceux qui terminent leur carrière », fait valoir un agriculteur. L’évolution du modèle agricole passe aussi par une série de défis politiques attachés au zonage agricole et aux mécanismes d’accès à la terre qui ne sont pas adaptés à la réalité de nombreuses entreprises agricoles du Québec(8),(9). Les régions et les gouvernements, s’ils veulent faire face aux crises écologique et rurale, gagneront à valoriser des projets résilients et respectueux de l’environnement.
Références :
(1) Vaillancourt, G., 2017. Marges de manœuvre des acteurs locaux de développement social en contexte d’austérité. Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), Collection Études théoriques et méthodologiques (ET170), 1- 93.
(2) L’Italien, F., Dupont, D. et Laplante, R., 2017. L’agriculture et la foresterie dans l’Est-du-Québec. Matériaux pour préparer l’avenir. Montréal : Rapport de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC).
(3) Doyon, S. (directrice-chercheuse principale), 2013-2019. Patrimonialisation de la nature, conservation et valorisation environnementale : le cas des espaces côtiers du Québec et de la Catalogne. CRSH savoir.
(4) Giroux-Works, N. et Pezet, S., (à paraître). Quand l’agriculture porte main-forte à la nature : produire de façon locale, solidaire et engagée. Dans : S. Doyon (dir.). D’espoir et d’environnement? Nouvelles ruralités, activités alternatives et mise en valeur de la nature au Bas-St-Laurent. Québec : Presses de l’Université Laval.
(5) L’Italien, F., 2018. Habiter le territoire, un modèle de transition écologique. Relations, (798), 28-31.
(6) Fortin, M.-J. et Handfield, M., 2016. Repenser l’innovation hors métropole : l’action publique dans le secteur bioalimentaire. Rimouski : Éditions du GRIDEQ et du CRDT.
(7) Bouchard-Bastien, E., 2010. L’agriculture durable au Québec a-t-elle un avenir? Travail présenté dans le cadre du cours Projet spécial en environnement. Université de Sherbrooke.
(8) L’Italien, F., 2012. L’accaparement des terres et les dispositifs d’intervention sur le foncier agricole. Les enjeux pour l’agriculture québécoise. Montréal : Rapport de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC).
(9) Sabinot, C., 2011. Vivre de ses terres ou de celles des autres? Propriété foncière, accès à la terre et expériences de petits exploitants agricoles au Québec. Québec: Cahiers du Centre du CRIDÉS.